Le mufti Hassan Khaled, l’imam Moussa Sadr et, entre eux, l’imam Mohammad Mahdi Chamseddine, au cours d’une réunion, en 1976. Photo archives
La proclamation du Conseil supérieur chiite portant sur le règlement historique du conflit libanais (1977), ainsi que la proclamation des « dix constantes historiques des musulmans libanais » (1), furent le fruit de la pensée et de l'action de ces deux grands imams. Leur vision politique se résume dans les termes simples suivants : le Liban est la patrie définitive de tous les Libanais, ce qui implique la reconnaissance de l'entité, de l'indépendance et de la souveraineté du Liban dans ses frontières reconnues ;
la vie commune est une richesse sur le plan de la civilisation humaine, et le dialogue continu entre les Libanais est un dialogue pour la vie et pour le devenir ; l'islamité des musulmans libanais n'est pas complète sans la présence des chrétiens, comme la chrétienté des chrétiens libanais n'est pas complète sans la présence des musulmans.
Moussa Sadr et la notion de l'État croyant au Liban
Entre les années 1959, date de son retour au Liban, et 1978, date de son « enlèvement » en Libye, l'imam Moussa Sadr a mené une action sociopolitique pour organiser la communauté chiite et lui établir sa place au sein du système politique libanais. Moussa Sadr a aidé les chiites à se libérer, et ce en stimulant un mouvement social qui visait à améliorer leurs conditions de vie (santé et éducation surtout) et leur participation totale à la gestion des affaires publiques. Il a aidé les chiites à poser un nouveau regard sur eux-mêmes et sur les autres composantes de la société libanaise, à être dégagés de toute méfiance et ouverts au dialogue et l'interaction avec l'autre.
Moussa Sadr appliquait dans ce sens une tâche de « la théologie politique qui responsabilise sur un double plan : celui de la foi personnelle et celui de l'engagement politique dans l'espace citoyen commun à tous » (2). Moussa Sadr voulait affermir le sentiment religieux chiite, en tant que quête permanente de justice, tout en le plaçant dans le cadre d'une participation à la construction de l'État libanais et au respect de ses institutions et des pratiques démocratiques.
En créant le Conseil supérieur chiite, en participant lui-même aux dialogues islamo-chrétiens, et en coopérant avec le grand mufti sunnite, Moussa Sadr voulait donner aux chiites une place dans la vie publique et politique, tout en favorisant l'émergence d'une nouvelle classe chiite intellectuelle. Cet engagement politique nécessaire du chiisme, selon Sadr, est souligné dans plusieurs témoignages. Dans un article célèbre le journaliste et politique chrétien Ghassan Tuéni écrivait : « La révolte des chiites est une révolte communautaire au nom de toutes les communautés du Liban et pour elles toutes. Cette révolte dépasse le cadre politicien traditionnel pour adresser ce qui est social et économique... c'est-à-dire la question du dénuement et de la marginalisation sociale et de l'injustice. » (3).
Le député chiite des années 1972-1992 Mahmoud Ammar disait : « L'imam Sadr était très attentif à la sauvegarde de l'entité libanaise. Il ne voulait pas que son mouvement soit partie prenante dans la déstabilisation de l'entité et de l'État, mais qu'il soit source de renforcement du rôle des chiites dans la vie sociopolitique libanaise, par le biais de l'action sociale et politique démocratique. » (4)
Sadr a promu l'idée de « l'État croyant » dans laquelle il voyait une alternative au repli des communautés sur elles-mêmes et une voie à leur intégration dans le projet politique national fondé lui-même sur les valeurs religieuses de ces communautés. L'imam a développé brièvement ce thème dans une interview à la revue hebdomadaire Koul Chay' (14/2/1976) où il décrit cet État croyant comme étant « un État où les institutions, les lois ainsi que les relations entre les individus et avec l'État, ainsi que les relations avec les autres États seraient fondées sur la foi en Dieu et ce qui l'accompagne, c'est-à-dire l'engagement dans le monde des valeurs ».
Moussa Sadr refusait à la fois le confessionnalisme et la laïcisation, jugées toutes deux incompatibles avec la nature du Liban et de son peuple formé de « croyants », chrétiens et musulmans, qui sont la majorité écrasante des Libanais, et qui sont attachés à la foi et aux valeurs de leur religion respective. Cet attachement religieux ne diminue pas l'attachement à l'État. Bien au contraire, il augmente le sentiment patriotique parce que les Libanais se sentiraient davantage frères dans le cadre d'un État qui adopte l'espace commun de leur foi et promeut leurs valeurs. (5).
Le concept de l'État séculier, selon Mohammad Mahdi Chamseddine
Après la disparition de Moussa Sadr, la première tâche entreprise par Mohammad Mahdi Chamseddine consistait en un travail de valorisation chiite et de justification théologique islamique des idées de démocratie, de gouvernement civil, et de citoyenneté, ainsi qu'une théorisation des relations ambiguës et complexes entre les différentes identités constituantes de la personnalité nationale. Chamseddine a commencé par s'attaquer aux mythes fondateurs du nationalisme arabe et du fondamentalisme islamique qu'il décrivait comme étant des « fantasmes ultranationaux qui caractérisaient le mouvement politique arabe en général et libanais en particulier, et qui créaient des barrières insurmontables entre différentes appartenances ethnico-culturelles, d'une part, et la formation d'une identité nationale, d'autre part ».
Pour Chamseddine, la oumma (arabe, islamique, syrienne, égyptienne, etc...) n'est qu'une abstraction conceptuelle, une conceptualisation qui n'a aucun fondement dans le fiqh et aucune pertinence scientifique. Car toute oumma est en réalité une création historique soumise aux contextes socioculturels et sociopolitiques et économiques, qui ont contribué à des divisions et contradictions qui relèvent des intérêts réels des forces sociales. D'autre part, l'islam n'a jamais prôné ou cultivé l'idée d'un État-nation centralisé ou d'un État qui soit la concrétisation d'une idée absolue (Hegel), et encore moins d'un État dictatorial quelconque. La notion d'un gouvernement islamique transnational ou international est une fausse notion, qui n'a aucun fondement dans le fiqh, ni dans l'expérience historique du gouvernement des quatre premiers califes, les « bien guidés » (Rachidoun). Le gouvernement du Prophète lui-même variait entre un gouvernement fédéral et un gouvernement confédéral. La communauté musulmane se trouve en réalité sujette à des entités, des divisions, et des systèmes d'intérêts différents, voire contradictoires. Ces divisions se trouvent mêmes légitimées tant qu'un système d'intérêt d'une entité ne s'affronte pas avec le système d'intérêt d'une autre entité.
Chamseddine a insisté sur l'idée qu'il faut que les musulmans produisent leurs propres modèles de laïcité, de modernité et de démocratie qu'il avait dénommées la wilayat (gouvernance) de la oumma sur elle-même. Il a appelé à apprendre de l'Occident tout ce qui est utile, car le Coran nous enseigne qu'il faut écouter tous les discours et chercher le savoir partout, et la démocratie est une expérience occidentale à prendre en compte.
Chamseddine disait que les laïcs avaient raison d'avoir peur du discours et de la pratique des islamistes, dans la mesure où le modèle d'État et de gouvernement qu'ils prônent est une reproduction de l'État islamique despotique du Moyen Âge, c'est-à-dire l'État totalitaire dans notre langage moderne.
(1) Proclamation officielle des chefs religieux et politiques des musulmans du Liban, rédigée et annoncée par l'imam Chamseddine dans une conférence de presse tenue à Dar al-Fatwa le 21 septembre 1983.
(2) Fadi Daou : « Théologie politique et diversité religieuse » in : Proche-Orient chrétien, 57/1-2(2007), pp. 86-102.
(3) Le quotidien an-Nahar du 18/3/1974.
(4) Voir les propos de Ammar, dans Fadi Toufic : La banlieue sud de Beyrouth, ses habitants et son parti, Dar al-Jadid, Beyrouth, 2005, pp. 96-97.
(5) Revue hebdomadaire al-Hawadeth : 28/5/1976.