Il y a celles et ceux pour qui il sera toujours l'incarnation absolue du milicien. Du sanguinaire. Du tueur. Et il y a les autres, tous les autres pour qui Bachir Gemayel reste l'unique homme-providence qui aurait pu changer à lui seul l'histoire de ce pays et éviter toutes les horreurs des trente dernières années. L'unique à avoir porté en lui, dormants et ligotés, mais hurlants et coriaces, tous les germes de l'homme d'État global.
Que ce soit les Israéliens, les Syriens ou les Martiens qui l'aient tué ne change rien : Bachir Gemayel a été assassiné un 14 septembre 1982 (les méandres de la numérologie sont parfois insondables : 14/09 pour lui et 14/02 pour Rafic Hariri) et depuis, soit 28 ans plus tard, son gigantesque héritage continue d'être revendiqué, accaparé et happé, parfois même en cachette, presque honteusement, par l'ensemble de la classe politique libanaise. Une gageure. Une douce monstruosité comme seul le paradoxe libanais ou presque peut en produire.
Que les pôles du 14 Mars, à commencer par les représentants du sunnisme politique (lequel avait allègrement boycotté en août 1982 l'élection présidentielle), s'approprient ce legs souverainiste par excellence et essaient de le pousser jusqu'au bout n'a naturellement (plus) rien d'étonnant. Que le binôme-moteur du 8 Mars, le CPL et le Hezbollah, fassent de même en parfaites saintes nitouches que plus rien n'arrête, en presque héritiers autoproclamés de Bachir Gemayel, voilà qui est bien plus troublant. Et drôle. Dans ses quête/prétexte absolus de récupérer tout ce qui reste comme parcelles libanaises occupées, la formation de Hassan Nasrallah plonge constamment dans ces 10 452 km² qui ont fait la légende de l'homme. Dans leur obsession hystérique de changement et de réformes, le CPL et son chef sont un parfait écho des premiers mots dits par le très jeune président élu le soir même de l'épique scrutin de Fayadieh, interrogé par L'Orient-Le Jour : Nous entamerons prochainement l'étape de la paix avec toutes les réformes nécessaires sur tous les plans : administratif, politique et social ; l'administration sera réformée et épurée, poursuivra-t-il quinze jours plus tard dans un discours programme mémorable dans les locaux de Télé-Liban.
Il n'empêche : ce qui est réellement et proprement hallucinant, au-delà du caractère visionnaire de cet homme-loup au charisme inégalé, de ce pistolero patenté qui préconisait, la veille même de son assassinat, la création d'un ministère des Beaux-Arts, c'est combien le concept Bachir Gemayel est d'une troublante, d'une affolante actualité.
Comme en 1982, la guerre civile fait rage en 2010 - larvée, certes, si l'on oublie pudiquement mai 2008 et Bourj Abi Haïdar, cette guerre n'en reste pas moins féroce entre ces deux visions du Liban qui, depuis 2005, s'opposent et se battent. Je souhaite pouvoir dire bientôt que cette guerre est terminée, mais je ne parlerai pas de mesures avant que les Libanais ne soient qu'un, avait martelé, à peine élu, cet homme qui ne rêvait que d'une chose : rétablir l'unité du Liban, toujours aussi bancale et malmenée trois décennies plus tard - comble de la prescience : recevant une délégation druze à Bickfaya le 6 septembre 1982, Béchir Gemayel avait eu ces mots : La réunification de la Montagne est un prélude à l'unité de tout le Liban. En 2001, Nasrallah Sfeir et Walid Joumblatt l'ont fait. Avec les répercussions que tout le monde connaît.
Comme en 1982, il y a toujours le problème palestinien - avec une variante : Nous rejetons l'idée d'un État dans l'État, mais nous n'avons jamais eu l'intention de jeter les Palestiniens à la mer, avait insisté Bachir Gemayel, ne se doutant pas une seconde que trente ans plus tard, la vampirisation de l'État prendrait des proportions himalayennes, et que ce serait surtout à cause d'une faction politique libanaise surarmée et à la criminelle arrogance : le Hezbollah.
Comme en 1982, il y a une urgence : Il faut redonner à l'armée son prestige, sa dignité et sa force, et nul ne pourra nous aider si nous ne permettons pas à la troupe de jouer son rôle, avait asséné le président élu dès le 2 septembre. Comme en 1982, il y a les sept plaies d'Égypte réunies en une seule : ces ingérences étrangères à qui l'on doit, de la part de Bachir Gemayel, cette phrase culte : Beaucoup ont cru que le Liban était facile à avaler, mais ils ne savaient pas alors qu'il était très difficile à digérer. Sans oublier cette autre injonction qui ira des années plus tard résonner avec une acuité inouïe sur tous les Taëf et les Doha du monde : Je tends la main à tous les Libanais pour que nous coopérions tous ensemble, sincèrement et amicalement, d'une manière responsable, parce que nul ne saurait nous sauver si nous restions désunis.
L'histoire est avare, extrêmement avare lorsqu'il s'agit d'offrir à un peuple exsangue, à un pays déchiré, à un État dynamité et à une nation déchiquetée en dix-huit ou mille morceaux un Zorro. Un homme providentiel. En règle générale, cela arrive une fois. Pas deux - c'est d'ailleurs l'essentielle, la fondamentale raison pour laquelle Bachir Gemayel a été tué. Aujourd'hui, encore plus qu'en 1982, le Liban a besoin de l'homme-providence, à l'aune de ce néo-7 mai 2008 plus proche d'Apocalypse Now que d'une guéguerre civile que prépare, aidé à chaque instant par Michel Aoun, Hassan Nasrallah : l'assassinat du Tribunal spécial pour le Liban.
Le Liban a perdu cent mille de ses enfants et s'est transformé en théâtre d'opérations pour toutes les armées du monde parce que nous n'avons pas su préserver la vérité et parce que la vérité nous a souvent fait peur. C'était le 9 septembre 1982 et c'était, naturellement, Bachir Gemayel.
Les pires sourds, toujours, sont ceux qui ne veulent rien entendre.