Que les frères de lait (Hezbollah et Ahbache, ceux-là mêmes qui ont marché en hordes sur l'ambassade danoise à Achrafieh, haches et autres gourdins en main, tètent tous deux à la mamelle syrienne) se soient réellement entretués pour une place de parking ou parce que rien ne va plus entre Syrie et Iran depuis l'assassinat de Imad Moghniyé en pleine capitale syrienne bigbrotherisée par le régime Assad n'est finalement pas très important. Que la haine, cette immonde et malheureuse haine entre sunnites et chiites libanais qu'une irakisation effraie visiblement de moins en moins, ait atteint des proportions insoupçonnées depuis ce sinistre mai 2008, est une réalité elle aussi finalement pas si grave que cela lorsqu'on la mesure à l'aune de ce cytomégalovirus qui se répand comme une peste espagnole d'époque, une pandémie démoniaque, comme au climax des années de plomb, 1975-1990 : la militianisation de la capitale. Et, pire : des mentalités.
Il suffit de voir la vitesse supersonique avec laquelle, pour une place de parking donc (ou pas), plusieurs quartiers mixtes de l'Ouest beyrouthin se sont transformés en Stalingrad. Il suffit de voir la profusion en quantité et en qualité des armes utilisées : il ne manquait que les missiles Zelzal. Ou Fajr. Et encore. Il suffit de voir la paralysie, la paraplégie inouïe des forces de l'ordre, de cette armée libanaise transformée en Miss Météo par un Hezbollah déterminé, depuis plus de dix ans, à la réduire à sa plus simple expression. Il n'y a rien à dire : en l'espace de quatre heures, Bourj Abi Haïdar est devenu la quintessence de la capitale et le rideau s'est écarté pour montrer, dans toute sa crudité, cette vérité dont tout le monde se doutait sans jamais encore vouloir le crier tout haut : Beyrouth est milicienne jusqu'à la moelle.
Au commencement de tout cela, il y a, naturellement, ce Hezbollah qui ne comprend plus à quel point son jeu d'apprenti sorcier risque de plus en plus de se terminer par un Game over définitif pour tout le monde - entre la patrie définitive de cheikh Mohammad Mehdi Chamseddine et l'Armageddon définitif de Hassan Nasrallah, s'exhibe, nue et létale, toute l'étendue du schisme chiito-chiite libanais... En s'arc-boutant sur ses armes après le retrait israélien de l'an 2000, en s'arrogeant la décision de guerre et de paix en 2006 et en retournant son arsenal contre ses compatriotes et en violant Beyrouth en 2008, c'est-à-dire en ressuscitant le concept de milice et en le parachevant avec toute la maestria qui est la sienne, le Hezbollah a contaminé tous les partis, toutes les factions. Nécessairement, naturellement et méthodiquement, tout le monde s'est réarmé, sans bien sûr atteindre le dixième de la puissance de feu hezbollahie. Mais le mal est fait.
Au lieu d'essayer de libaniser le Hezbollah, le Liban se hezbollahise. Au grand dam du Hezbollah. Et cela commence par Beyrouth.
L'incident de Bourj Abi Haïdar, qualifié par l'inénarrable Nabih Berry de... divergence entre frères, ayant donc révélé un Beyrouth gangréné (l'os, martyrisé, est à nu), il n'y a que deux solutions : soit on ampute, soit on laisse mourir. Amputer, c'est démilitariser la capitale. C'est ce qu'ont hurlé le 14 Mars en général et les députés de Beyrouth en particulier. C'est ce à propos de quoi se taisent les élus du Hezbollah, recroquevillés dans un silence tonitruant. C'est ce dont se moquent les cadres du CPL, à commencer par un Alain Aoun Belle au Bois dormant pathétique d'impuissance, mais à une exception notable : Nehmetallah Abi-Nasr, qui s'est étranglé, en un parfait écho à Saad Hariri : À quoi servent des armes dans Beyrouth ?
À part à préparer un éventuel nouveau mai 2008, surtout à la veille de la publication par le TSL de l'acte d'accusation dans l'assassinat de Rafic Hariri, ces armes, effectivement, ne servent à rien. Et cela, le député du Kesrouan le sait pertinemment bien. Comme tous les Libanais. À commencer par des Michel Sleiman et des Saad Hariri qui sortent le grand jeu, à coups de désormais et autres plus jamais ça en passant par l'armée sévira très strictement. Rien de plus normal et rien de plus surréel à la fois - et les partisans de Michel Aoun se gaussent et ricanent, oubliant comme il se doit que si les propos des deux têtes de l'Exécutif paraissent aussi abscons et irréalisables, ce n'est qu'à cause de l'entêtement mortel et ultramilicien de leur allié premier, le Hezbollah.
Démilitariser Beyrouth et instaurer l'armée en gardienne du temple, unique détentrice du feu. Soit. Ils disent : Le Hezbollah n'acceptera jamais de sortir ses armes de la capitale. Soit. Qu'Élias Murr et Ziyad Baroud imposent dès le prochain Conseil des ministres un projet de loi sur cette démilitarisation de la cité que Nabih Berry soumettra dans les dix jours à la Chambre. Que les députés de Beyrouth présentent, revêtue du caractère de double ou de quintuple urgence, une proposition de loi du même acabit. Et que le Hezbollah (et les autres) assument leurs propos et leurs responsabilités. Ils disent aussi : L'armée ne peut pas intervenir dans ces cas-là, elle se divisera. Soit. Qu'Élias Murr, encore lui et mandaté par le Conseil des ministres, exige de Jean Kahwagi qu'il envoie en cas de réplique de Bourj Abi Haïdar un bataillon monochrome, formé de soldats appartenant à une même communauté, une même secte.
Si on veut en finir du Beyrouth milicien, on peut. On peut au moins essayer. Inutile, là, d'attendre le bon plaisir de l'Iran pour que le Hezbollah livre ses armes : qu'il les garde, mais en dehors de la Ville. Inutile, non plus, d'attendre une sorte de néoguerre de juillet interne, un super 8 mai apocalyptique, pour se rendre compte que l'armée est infantilisée, ridiculisée et abêtie. Inutile, enfin, d'écouter le churchillien Wi'am Wahhab promettre qu'en cas de Bourj Abi Haïdar bis, les soldats syriens se réinviteraient eux-mêmes dans ce Liban qu'ils n'auraient jamais pensé quitter : il en rêve.
Qu'on évite alors de lui faire (infiniment) plaisir.