Visiter le Akkar, le Kesrouan, Zahlé, Deir el-Ahmar, c'est défaire la guerre, délimiter à nouveau le territoire où l'autorité morale de l'Église s'exerce. L'exercice est nécessaire non pas seulement sur le plan pastoral, mais aussi sur le plan prophétique. Le patriarche se réapproprie des terrains et des territoires spirituels abandonnés, voire même cédés à d'autres par erreur, paresse ou négligence.
La libre circulation du patriarche est symbolique d'un décloisonnement des régions et des communautés, qui s'accompagne d'une libre circulation de la Parole de Dieu, la semence sainte des futurs champs de blé. En espérance, c'est le Liban tout entier qui se déclare ouvert à un nouveau devenir, à une sortie résolue, volontaire, définitive de la guerre civile.
La visite appelle deux commentaires : d'abord, l'appel du patriarche aux maronites, en tant que communauté, à des relations cordiales, fraternelles avec tous et spécialement avec la communauté chiite, prédominante dans la Békaa, nous renvoie à une forme de notre vie sociale antérieure à l'État et qui pourtant est appelée à survivre à l'État.
Beaucoup travaillent dur à la « laïcisation » de la société libanaise, comme si la forme communautaire de nos rapports sociaux était archaïque et appelée à être dépassée vers un modèle occidental considéré comme supérieur. Mais cette évolution qu'on nous dit obligée hors du communautarisme, vers la modernité, est de loin celle qui est la moins attirante pour nous, sociétés orientales, pourtant occidentalisées - superficiellement - à outrance.
Les liens familiaux élargis que nous entretenons entre nous sont en fait si attirants qu'ils conduisent beaucoup de Libanais expatriés à rentrer au pays malgré les désagréments - et parfois les désavantages - que ce retour leur apporte à d'autres niveaux : jungle administrative, désordre, individualisme effréné, etc. C'est paradoxal, mais c'est comme ça.
Certes, ce n'est pas pour nous faire les chantres de l'individualisme que nous le disons, mais pour noter que l'irrémédiable atomisation sociale des sociétés industrialisées ou postindustrielles est en soi une calamité sociale contre laquelle nous disposons toujours, au Liban et en Orient en général, d'un antidote. C'est de cet antidote qu'il s'agit dans les propos du patriarche maronite.
Ayant quelque chose d'aussi précieux, ne nous hâtons pas de le rejeter dans la promesse non tenue que quelque chose de meilleur le remplacera. Ce quelque chose n'existe pas encore. Et si la liberté absolue de l'Occident nous séduit, la société « anomique » (sans normes) vers laquelle elle tend est si destructrice qu'elle fait trembler ses propres penseurs. Lire à ce sujet Finkielkraut et Guillebaud.
Deuxième commentaire : en recommandant aux maronites de vivre « en bonne entente » avec leurs voisins, le patriarche dit, par la même occasion, qui est le Dieu des chrétiens, c'est le Dieu de la bonne entente ; le Dieu qui « trouve sa joie » à voir les hommes et les communautés qu'ils forment vivre en bonne entente.
Par-delà les réflexes politiques triomphalistes qui les marquent çà et là, et qui doivent être considérés comme inessentiels, voilà où conduisent les visites pastorales du patriarche : à une paix sociale qui n'est pas simplement absence de guerre et côtoiement méfiant, mais entente sincère et confiante, à l'extrême opposé du discours politique dominant, et des réflexes de crainte collectifs qui sont le principal capital politique de certains.
Voilà exactement les champs que le patriarche reconquiert sur la friche. Des rapports humains volés au Liban par la guerre et qui ne pourront lui être restitués que par la paix.
Face aux tonitruants médias audiovisuels, c'est vrai, la lutte est trop inégale, et les paroles du patriarche, à elles seules, n'ont aucune chance de porter des fruits. Heureusement, dans ce véritable combat spirituel, les artisans de paix disposent, entre autres armes - spirituelles - , des sanctuaires disséminés aux quatre coins du pays, et dont celui de Béchouate, que le patriarche a visité vendredi dernier, n'est pas le moindre.
Le sanctuaire est un artisan de paix de premier ordre, d'autant plus efficient que ce n'est pas lui qui va aux fidèles, mais eux qui viennent à lui, et que sa médiation est silencieuse, en actes plus qu'en paroles. Celui de Béchouate est d'autant plus puissant que son histoire est bien antérieure à celle de la guerre et à la détérioration des rapports communautaires qu'elle a provoqués, et que dès le XVIIIe siècle, les pèlerins chrétiens et musulmans venaient y trouver leur confort spirituel et humain.
Laissons donc ce puissant auxiliaire, ce lieu de mémoire incomparable parfaire son travail séculaire. Un travail qu'il a relancé en 2004, presque à la même date que la visite du patriarche, en donnant à un jeune musulman jordanien un signe qui n'a pas cessé, depuis, de se renouveler.