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Santé

Amour et désir dans « Belle du Seigneur »

Par Chawki Azouri

Dans Belle du Seigneur, Albert Cohen excelle dans la description de l'amour et du désir partagés entre Ariane et Solal. Dans l'un des passages du livre où il donne la parole à Ariane qui attend le retour de Solal, il ne ponctue pas son monologue, donnant à sa parole un style hystérique en « association libre » que connaissent bien les analystes et les amoureux.
La particularité de ce passage est de nous montrer comment l'amour et le désir d'un homme peuvent restituer à la femme sa féminité grâce au réveil de sa maternité. Et par là, de sortir du duel que se livrent souvent hommes et femmes et qui aboutissent aux impasses sexuelles du couple.
« ...Quelques fois, quand il me regarde, les deux pointes deviennent si dures que ça me gêne parce que ça doit se voir à travers la robe, j'ai peur que ça perce le tissu, c'est fou ce que je me féminise, j'aimerais assez être un homme pour une certaine chose, mais garder tout le reste féminin, les hanches, les seins, ça serait en somme l'être parfait, non, non c'est très bien comme ça, ne rien changer, laisser un homme en homme, une femme en femme, ce qui me dégoûte, c'est mon humilité, ça a commencé avec mon salamalec russe, il a donné la forme à nos rapports ultérieurs, ça me dégoûte, mais ça me plaît, c'est drôle, je joue à la femme aimante avec lui, oui je joue et pourtant c'est sincère, il est mon dieu, enfant ravi tout à coup me montrant fièrement son nouveau blaireau et moi alors entrailles de mère et je fonds... »
On pourrait se tromper et penser qu'Ariane envie Solal pour la possession d'un pénis, ce que les analystes appellent « l'envie du pénis », soit l'envie chez la femme d'avoir un pénis pour égaler l'homme et rejeter ainsi la différence des sexes. La description des deux mamelons « perçant le tissu » évoque déjà l'érection. Mais ce qui est génial dans la description qu'en donne Albert Cohen, c'est l'association qu'Ariane fait immédiatement après : « C'est fou ce que je me féminise... » Et au moment où Ariane réalise combien elle se féminise, elle ajoute : « J'aimerais assez être un homme pour une certaine chose... » Il y a là comme un moment d'hésitation. Voudrait-elle juste avoir un pénis ? Voudrait-elle être un homme comme Solal ? Non, elle voudrait être parfaite, ne manquant de rien : « J'aimerais assez être un homme pour une certaine chose, mais garder tout le reste féminin, les hanches, les seins, ça serait en somme l'être parfait... »
Pourquoi donc Ariane chercherait-elle à devenir « l'être parfait » puisqu'avec Solal elle constitue, dans leur union, cet être parfait ?
Il y a dans ce passage l'énigme ancestrale du couple.
Après avoir donc ajouté « ... en somme l'être parfait... », Ariane ajoute « non, non, c'est très bien comme ça ne rien changer, laisser un homme en homme, une femme en femme... ». On pourrait penser à cet instant-là qu'elle se résout et qu'elle accepte la différence des sexes, mais immédiatement après elle ajoute : « ... Ce qui me dégoûte, c'est mon humilité, ça a commencé avec mon salamalec russe, il a donné la forme à nos rapports ultérieurs, ça me dégoûte...» On le voit, c'est le rapport de force entre elle et Solal qui la dégoûte. Si elle pouvait réaliser « l'être parfait » qui serait une femme possédant un pénis, elle n'aurait pas à subir ce qu'elle considère comme supériorité chez l'homme, soit le fait d'avoir un pénis. Or c'est bien ce pénis aimant de Solal qui la féminise. Comment comprendre alors ce paradoxe ?
Après avoir dit « ... ça me dégoûte », elle ajoute « ... mais ça me plaît, c'est drôle, je joue à la femme aimante avec lui, oui je joue et pourtant c'est sincère... ». Comment comprendre également cet autre paradoxe ? Ariane ajoute : « ... Il est mon dieu enfant ravi tout à coup me montrant fièrement son nouveau blaireau et moi alors entrailles de mère et je fonds... »
Nous voilà au cœur de l'énigme. La femme renonce à son « envie d'avoir le pénis » et accepte la différence des sexes lorsque, non seulement son homme la pénètre avec son « nouveau blaireau », quelle que soit sa dimension, mais quand son homme est « dieu et enfant ravi » de lui montrer son nouveau blaireau. La femme serait en mesure de lui dire alors : « Viens, retourne dans mes entrailles de mère afin que je me refonde et que je renaisse avec toi. » Le rapport de force peut ainsi disparaître. Ce n'est plus le pénis de l'homme qui pénètre victorieusement la femme, comme dans une bataille. Et c'est de cette bataille, de ce duel dont témoignent les ratages sexuels entre les couples. Les fantasmes de l'hystérie nous apprennent régulièrement que les femmes se vivent comme pénétrées par des couteaux, des épées ou tout autre objet guerrier, alors que les hommes hystériques craignent le fameux « vagin denté » qui risque de les châtrer. D'où ce qu'on appelle frigidité et dyspareunie chez les femmes et éjaculation précoce et impuissance chez les hommes.
Autrement dit, si en pénétrant la femme avec son pénis, l'homme devient entièrement son organe, il la pénètre tout entier avec son corps, comme un enfant. Comme un enfant qui retourne chez lui. La femme l'accueille alors comme un « dieu enfant » et sa féminité se complète par sa maternité. Pour une renaissance de l'un et de l'autre.

* Dans le cadre de l'enseignement ouvert de la Société libanaise de psychanalyse (SLP), cet article est l'argument de Chawki Azouri pour le séminaire qu'il tiendra sur l'amour le jeudi 10 décembre à 19h30 aux Créneaux. Entrée libre.

Dans Belle du Seigneur, Albert Cohen excelle dans la description de l'amour et du désir partagés entre Ariane et Solal. Dans l'un des passages du livre où il donne la parole à Ariane qui attend le retour de Solal, il ne ponctue pas son monologue, donnant à sa parole un style hystérique en « association libre » que...

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