Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince
Avec la formation du gouvernement qui, semble-t-il, serait imminente, sans que l'on sache très bien pourquoi ou comment les obstacles qui entravaient sa naissance ont disparu, une page se tourne. La page de l'intifada de l'Indépendance, du printemps de Beyrouth, du 14 Mars, de la révolution rouge et blanche.
En effet, après quatre ans de guerre d'usure, de violences tantôt symboliques et tantôt concrètement sanglantes, d'assassinats, de blocages, de razzias, d'actes miliciens, de chantages, de massacres, l'heure est maintenant au bilan. Loin des passions des uns et des autres, des rêves de Nahda et des désillusions fracassantes, force est de reconnaître que le processus politico-populaire latent depuis les années 1990, et qui a atteint son apogée avec l'assassinat de Rafic Hariri, a débouché sur de prodigieuses victoires et de lourdes défaites qui sont de notoriété publique et qu'il n'est donc plus nécessaire d'énumérer. Dans le contexte actuel qui inspire une sorte de nausée mêlée de lassitude plus qu'autre chose, il est toutefois difficile de résister à la tentation de se rappeler, encore une fois, une énième fois, pour le plaisir, pour l'espoir, pour pouvoir continuer, que le printemps de Beyrouth a réussi l'exploit historique d'obtenir le retrait inconditionnel des forces d'occupation assadiennes du Liban.
Certes, il reste des dossiers essentiels à régler, des revendications souverainistes à satisfaire, des bombes à désamorcer, un chemin escarpé à poursuivre. Mais les acteurs politiques actifs sur le terrain font douloureusement défaut aujourd'hui au courant indépendantiste, démocratique et moderniste.
La veine sociale, populaire et culturelle qui a porté la cause indépendantiste pendant deux décennies s'est aujourd'hui asséchée et peine à retrouver sa vigueur de naguère. Les bombes plantées par on-sait-qui l'ont privée de certains de ses principaux porte-parole et théoriciens, nommément Samir Kassir, Gebran Tuéni et Georges Haoui. Les multiples recours du parti khomeyniste libanais aux armes sur le plan interne lui a rendu - momentanément - inaccessible l'espace public de l'action politique pacifique et militante. L'omniprésence des partis traditionnels obsédés par des calculs politiciens et mus par d'innommables lubies l'ont asphyxiée. La prédominance des enjeux communautaires nourris par la majorité parlementaire ainsi que par le trio Hezbollah-Amal-CPL et leurs alliés ont rendu son combat impossible. La détérioration profonde des conditions économiques ont détourné ses acteurs individuels de son combat et les a noyés dans les affres de la vie quotidienne.
L'on ne peut donc pas exiger de l'actuelle majorité, privée non pas de soutien populaire mais de dynamique sociale, de continuer à défendre le même programme avec la même ferveur. D'ailleurs ce programme est arrivé à maturation, ses principaux points étant soit acquis soit impossibles à réaliser à moyen terme. Ce qui laisse présager un effritement possible, voire probable, de cette majorité dont les composantes, en l'absence de projet d'envergure nationale, réalisable et fédérateur, se tourneront inéluctablement vers la poursuite d'intérêts obtus.
En conséquence, dans l'attente de la pacification de la rue et la résurgence de la dynamique populaire souverainiste sous l'impulsion des intellectuels, des étudiants, des jeunes, des individus-citoyens qui échappent au règne des communautés, l'on ne peut que contempler, en espérant pouvoir s'en amuser, le spectacle offert par l'encore majorité parlementaire, dont la plupart des chefs tentent de sauver les meubles et de rendre, à leur « manière », la route de Damas praticable pour eux. Ou pour leurs fils, à l'instar d'un Amine Gemayel qui espère que le slogan de l' « unité chrétienne » et de la réconciliation Marada-Kataëb aidera son public à accepter son récent flirt avec Sleimane Frangié et l'empêchera d'aller trouver refuge chez Samir Geagea. Plus c'est gros, mieux ça passe...
En tout état de cause, si l'on est acculé à faire ce qu'on peut, dirait le bon vieux Brel, il y a la manière. Le pragmatisme qui dicte aujourd'hui la réconciliation au niveau étatique avec Damas et la modération à l'égard du Hezbollah ne peut en aucun cas servir de prétexte pour le retour aux vieilles pratiques dans l'exercice desquelles sont rodés la plupart des anciens tribuns de la place des Martyrs.
Il est en effet inadmissible que la majorité accepte de voir les trois pôles actuels de la République, à savoir Michel Sleiman, Saad Hariri et Nabih Berry, attendre sagement le monarque saoudien sur le tarmac de l'aéroport de Damas, comme l'a affirmé, au cours des derniers jours, une partie de la presse locale proche du Baas syrien. Si la coalition majoritaire n'est plus à même de poursuivre le chemin de l'intifada de l'Indépendance, elle doit se garder de violer gravement ses préceptes et d'insulter ses partisans et la mémoire de ceux qui sont tombés pour elle, en acceptant que le président de la République, le Premier ministre et le président de la Chambre attendent un souverain étranger, dans un aéroport étranger, comme une vulgaire délégation de fonctionnaires étrangers.
S'il est vrai que la formation du gouvernement est entrée dans sa phase finale, la principale priorité de la majorité doit être de préparer l'officialisation de la réconciliation entre les États libanais et syrien, de façon à ce que cette inéluctable démarche ne viole pas les principes qu'elle a tant défendus. Elle doit obtenir de Damas et de Riyad que Saad Hariri, qui sera vraisemblablement flanqué de Michel Sleiman et Nabih Berry, soit reçu en Syrie avec tous les égards dus au chef du gouvernement d'un État souverain et indépendant. Elle doit surtout rester fermement aux côtés du chef du Courant du futur pour empêcher que les pressions étrangères ne l'astreignent à accepter des arrangements formels indignes de celui qui fut pendant quatre ans le chef de file d'une majorité qui s'est réclamée du 14 Mars...