C'est un public averti dans sa plus grande part - et transgénérationnel - qui s'est en effet laissé envoûter par les incroyables solos saccadés de la flûte d'Anderson - ainsi que par son sens de l'humour, ses longues introductions rétrospectives pleines d'autodérision, et ses pitreries théâtrales. Mais c'est aussi et surtout l'extraordinaire discipline musicale du groupe - pas la peine de chercher, aucun accroc, pas le moindre fantôme d'écart sonore ; rien qu'une formidable rigueur technique emmenée par l'impeccable Martin Barre, « le » guitariste du groupe depuis 1968. À faire pâlir de jalousie un orfèvre !
Pour le plus grand bonheur de son public, Jethro Tull s'est livré à des interprétations littéralement transcendantes de son vieux répertoire, remontant même jusqu'aux tout premiers morceaux de l'ère blues du groupe (sous l'influence manifeste d'Eric Clapton et de John Mayall), aux temps de la genèse du quintette, qui comprenait à l'époque dans ses rangs Jeffrey Hammond-Hammond et John Evans. Mais c'est surtout avec son répertoire de rock progressif, celui qui en a fait un des monstres sacrés du circuit britannique à partir de la fin des années 60, que Jethro Tull s'est emparé du cœur des Libanais à Byblos. Ainsi le ton et le tempo - magiques - de la soirée ont-ils été donnés d'emblée par des morceaux comme Cross-Eyed Mary et Living in the Past, avec un son effectuant la symbiose parfaite entre le folk, le jazz, le blues, le hard-rock et le rock progressif, le tout sous la houlette d'Anderson, le flûtiste unijambiste - puisqu'il pratique son instrument en déséquilibre permanent, une jambe repliée sur l'autre comme, notamment, le dieu indien Krishna.
Les dinosaures britanniques, pétillants d'énergie et réglés comme des métronomes, ont tout donné sur scène, notamment Anderson, qui, à plus de soixante ans passés, joue encore de la flûte avec le même souffle, la même intensité et le même talent qu'il y a quarante ans, et qui use de son instrument comme Hendrix le faisait de sa guitare... Ils ont même été jusqu'à « bénir » leurs fans, avec des versions électrisantes de (très) longues chansons d'anthologie, comme Thick as a Brick, Heavy Horses ou My God, pures merveilles du rock progressif des années 70, ou encore avec ces reprises folk-jazz de vieilles ballades britanniques médiévales de ménestrels, un numéro de qualité que Jethro Tull réussit toujours très bien. Et c'est un public déchaîné par la qualité vraiment unique du son Jethro Tull qui a accompagné, de ses applaudissements, les « riffs » de flûte d'Andersen sur la Bourée de Johann Sebastian Bach, avant de se lever pour une standing ovation en règle au terme de la chanson-culte Aqualung - final idéal et en apothéose - avec sa structure complexe et son solo de guitare exaltant, enivrant. Un seul encore pour le groupe, mais pas n'importe lequel : une version endiablée de Locomotive Breath, un dernier délire qu'une bonne partie du public est descendu accompagner juste en dessous de la scène, se résignant enfin à abandonner les places assises. L'occasion pour l'infatigable Ian Anderson de se lancer encore dans quelques solos supplémentaires et époustouflants de flûte en se livrant à ces sarabandes de farfadets - une sorte de Pan version scottish - qui en ont fait, au fil des ans, l'une des figures les plus atypiques et les plus exceptionnelles du rock. Une véritable légende vivante.