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Nos Lecteurs ont la Parole

La culture de prudence dans les relations extérieures*

Antoine MESSARRA

La recherche comparée sur les politiques de défense et de sécurité, en partant de l'exemple de la Suisse et de la conférence organisée par le Centre Issam Pharès pour les affaires libanaises et l'ambassade de Suisse au Liban, débouche sur des données, en matière d'organisation et aussi de culture politique, pour protéger l'indépendance et la souveraineté des petites nations dans le système international et mondialisé d'aujourd'hui.
Du cas suisse et en perspective comparée, on peut dégager cinq perspectives.
1. La défense en tant que moyen : la politique de défense est un moyen pour la réalisation de la sécurité. Si elle devient finalité, elle débouche sur des visées hégémoniques sur les plans interne et régional ou pour la protection d'un pouvoir qui puise sa force de la peur et de la manipulation de la peur. La sécurité est un but du politique par le canal de l'État qui détient le monopole de la force organisée et à travers des processus de régulation juridique de l'usage de la force.  
2. La perspective comparée : pas de modèle et pas de transposition, mais la comparaison est possible et utile entre la Suisse, le Liban et d'autres pays arabes et occidentaux en ce qui concerne la protection de l'indépendance et de la sécurité des petites nations dans le système international d'aujourd'hui. Ghassan Tuéni, en tant qu'ancien ambassadeur du Liban à l'ONU durant les années de guerre, insistait sur le rôle plus efficient que devrait jouer l'ONU pour la protection des petites nations. L'expérience de ces nations dans le système international et mondialisé montre que la garantie de l'ONU, jointe à celle du système régional de sécurité, constituent le moyen le moins néfaste pour la protection de ces États, en considérant certes que les effets de ces légitimités internationales et régionales sont limités. Aussi la solidarité intérieure constitue-t-elle un soutien aux efforts internationaux et régionaux.
3. La double dimension organisationnelle et culturelle : la politique de défense et de sécurité comporte une double dimension, organisationnelle et culturelle. L'expérience libanaise est fort riche, positivement et négativement, pour l'étude de la défense et de la sécurité dans une société multicommunautaire et dans un environnement hostile ou peu favorable. Pour que les Libanais profitent des leçons de leur expérience historique, il leur faut une approche pragmatique, sans présupposés idéologiques et même conceptuels qui pourraient être efficients pour d'autres pays.
Mais malheureusement, les peuples le plus souvent n'apprennent pas de l'histoire, mais dans l'histoire. Les Libanais atteindront-ils l'âge politique de raison en matière de politique étrangère, l'âge de maturité politique et des pactes fondateurs ? On pourrait appliquer aux petites nations l'injonction des surveillants dans les cours de récréation à l'école : « Les petits ne jouent pas avec les grands » ! Le Liban est grand par son rôle arabe et son message, mais il est petit géographiquement dans le jeu des nations.
Les États arabes et occidentaux ont relativement appris de leur expérience au Liban et avec le Liban depuis 1975. La communauté internationale soutient aujourd'hui le Liban et sa souveraineté à travers une série de résolutions internationales, surtout depuis 2005, et d'efforts diplomatiques concertés, mais sans risque ni péril, par crainte de s'engouffrer dans les sables mouvants et le piège libanais, après les expériences des forces multinationales et des attentats terroristes contre des diplomates.
Des forces régionales et arabes ont aussi relativement appris de leur expérience libanaise. Les Israéliens ont tant écrit sur le coût de leur invasion du Liban, Beyrouth ayant été la seule capitale arabe qu'ils ont occupée et d'où ils se sont retirés. Les Palestiniens ont aussi exprimé leur contrition pour s'être immiscés dans les affaires intérieures libanaises. Le régime syrien parle de ses sacrifices au Liban. Quand les Libanais vont-ils épargner aux ennemis, frères, cousins et autres parentés réelles ou équivoques, le coût de l'occupation, de l'immixtion et des sacrifices ?
Dans le film Labyrinthe du metteur en scène suisse Lorn Thyssen sur les guerres au Liban, film projeté à Beyrouth en 2004, un professeur universitaire va sur le terrain et s'y implique pour mieux comprendre, non pas au sens intellectuel en scrutant les causes de la guerre ou des guerres au Liban entre 1975 et 1990, mais en allant au-delà de la méthodologie conventionnelle de l'histoire, en vue d'une métahistoire. À la question « quelle est la cause de la guerre ? », le conférencier saisit le cendrier sur son bureau et répond : « Certains disent que ce cendrier est un complot sioniste. D'autres disent que c'est un complot américain... » À une autre question qui fuse de la salle : « Et vous que dites-vous ? », il répond : « Moi je dis que c'est un cendrier ! » Et il lâche au sol le cendrier qui se brise et se fragmente en morceaux, et le bruit de la fracture se confond avec la voix du professeur : Un complot ! C'est dire que, quelles que soient les « explications », le résultat est pour tous tragique et convergent : le Liban est un labyrinthe ! Ceux, acteurs externes et internes, qui s'y engouffrent en vue de remporter une victoire, au pays des « victoires impossibles », selon Ghassan Tuéni, et des victoires par procuration, endossées ou piégées, est lui-même pris au piège et emporté par l'avalanche.
Les Libanais avaient-ils besoin du traumatisme collectif de l'attentat terroriste du 14 février 2005 contre le président Rafic Hariri pour prendre conscience collective et partagée de la menace extérieure ?
Comment une petite nation peut-elle défendre son indépendance et sa souveraineté dans le système international d'aujourd'hui ? Se rallier à la légitimité arabe à travers la Ligue arabe, la légitimité de l'Accord de Taëf qui soutient le caractère référentiel de la convention d'armistice, et sur la légitimité de l'ONU, sont les moyens les moins mauvais pour la protection des petites nations, en plus d'une culture de prudence dans les relations extérieures, toutes les relations extérieures.
La culture de prudence implique une perspective culturelle à travers l'expérience historique, une mémoire collective et un traumatisme salutaire face aux ingérences et pôles extérieurs, et tous les recours à toute Sublime Porte en dehors de l'État et de la légitimité arabe et internationale.
Les plus belles organisations et constitutions ne produisent pas leurs fruits sans culture enracinée dans la profondeur du tissu social, sans fécondation culturelle et éducative. L'efficience de l'organisation suisse en matière de défense et de sécurité découle de l'expérience endogène et d'une action culturelle et éducative. L'organisation suisse se caractérise aussi par la conciliation entre le national et le local à travers des processus d'interaction et de subsidiarité. Or dans une mentalité dominante au Liban et dans la région depuis les années 1960, on a considéré les allégeances primaires incompatibles par nature avec l'appartenance nationale. L'expérience libanaise en matière de défense et de sécurité est fort riche et permet de dégager des normes pour l'avenir. Les principes qui régissent la défense et la sécurité sont universels, mais les modalités pratiques sont spécifiques.
4. Défense et sécurité face à une inimitié non conventionnelle : le plus souvent, nous appréhendons les problèmes de défense et de sécurité d'après des considérations du passé, alors qu'il s'agit d'aborder ces problèmes, aujourd'hui, sur les plans international et libanais, d'une manière non conventionnelle. C'est le cas pour de grandes puissances après l'attentat terroriste du 11 septembre 2001 et face à toutes les formes de terrorisme. C'est aussi le cas du Liban face à Israël, situation qui exige des stratégies de défense qui ne sont pas exclusivement d'ordre militaire, car le défi face à Israël est à la fois militaire et culturel.
Le Liban est pénétré par des services de renseignements de tous bords dans un État centralisé et une Constitution démocratique. Le Liban manque cependant de soutien de la part de forces politiques internes non conscientes des menaces contre la patrie, menaces qui mettent en danger ces forces elles-mêmes, instrumentalisées et victimes d'enjeux régionaux bien plus grands que les petits calculs internes quand advient le temps des négociations internationales et régionales.
5. Perspective d'avenir : il faudra poser le problème, après le retrait israélien d'une grande partie du Liban-Sud, après 2005 et après la série des résolutions de l'ONU, de façon nouvelle. Le problème est différent en 2009 par rapport à 1969, 1975-1990, 2005, avec de nouvelles données sur le plan israélien face au Liban, sur le plan syrien et iranien, et sur le plan international après les résolutions de l'ONU. Le problème est aussi différent sur le plan interne libanais, avec la perspective que l'État est le présupposé de toute stratégie de défense et de sécurité, quelle que soit la nature de l'État. Un État fort par lui-même, in se, est tyrannique et répressif. L'État démocratique est fort par sa légitimité, c'est-à-dire le soutien de la population.

Culture isolationniste progressiste
Après 2005 et pour l'avenir, et après toutes les réalisations et les souffrances endurées, la politique libanaise de défense qui garantit la sécurité se résume par les propos de l'imam Moussa Sadr en 1978 dans une déclaration au Caire : « La paix du Liban est la meilleure forme de guerre contre Israël... »1
Comment de petites nations dans le système international et mondialisé d'aujourd'hui pratiquent-elles une politique de défense et de sécurité qui ne soit pas un enjeu régional ? Dans une telle éventualité, la politique adoptée ne sera ni défensive ni sécuritaire, et menace les intérêts à longue échéance de tous les partenaires internes dans une patrie qui garantit la sécurité générale. Cela signifie que la reconnaissance de toute partie interne, libanaise ou au Liban, et sa fierté déclarée qu'elle envoie des résistants, des militants, des combattants... du Liban vers tout autre État arabe, pour n'importe quelle cause, et par la voie de tout autre État arabe, constitue une ingérence dans les politiques étrangères des États arabes et une menace pour la sécurité de la petite nation.
Ce dont les petites nations ont besoin dans leur politique étrangère et leur mémoire collective, c'est d'une culture de prudence. Sans aussi la pollution des esprits avec une conception confuse de l'extérieur. Il faut distinguer entre quatre externalités dans les relations internationales : l'occupation, l'ingérence par le canal de forces partisanes et avec infiltration d'argent et d'armement, le soutien en faveur de l'État central, et les résolutions internationales émanant de l'ONU dont le Liban est membre.
L'obstacle au Liban à une culture de prudence dans les relations extérieures ? Tout un arsenal d'idéologies qui, à courte vue, ont cherché la cause du Liban hors du Liban ! Or aucune cause externe ne prévaut sur la cause libanaise dans le monde d'aujourd'hui, ni arabe, ni palestinienne, ni religieuse... La viabilité de l'expérience libanaise (et le travail pour son efficience) constitue l'image d'avenir de l'arabité de civilisation et non l'arabité des prisons, l'image d'avenir de l'islam en interaction avec d'autres croyances, et l'image d'avenir de la Palestine. Israël, après plus d'un demi-siècle, vit l'impasse du sionisme incapable de gérer le pluralisme interne qu'il a fait avorter par une politique de people engineering.
Les Libanais ont besoin dans les relations extérieures d'une culture isolationniste progressiste : isolationniste en se concentrant sur la solidarité interne (et non l'isolationnisme durant la guerre), et cet isolationnisme est progressiste parce qu'il est l'image de l'arabité de civilisation, de l'islam convivial, de la résistance contre le sionisme, et du rôle arabe et du message libanais.
Le service militaire pour les jeunes a été institué pour construire une mémoire collective chez la nouvelle génération, mais sans philosophie pour sa mise en œuvre. Puis ce service a été annulé sans philosophie non plus et sans substitut. Les programmes d'éducation civique et d'histoire, dans le cadre du Plan de rénovation pédagogique dans les années 1997-2002, sous la direction du professeur Mounir Abou Asly, ont ensuite perdu de leur élan pour se transformer en opération administrative, bureaucratique et routinière. Puis un ancien ministre de l'Éducation a bloqué la mise en application des nouveaux programmes d'histoire !
Toute action politique sans exception, surtout en matière de défense et de la sécurité, exige une fécondation culturelle et éducative. On a besoin autant de stratèges militaires que de psychologues politiques et d'éducateurs. La culture politique en Suisse constitue en effet une des garanties de la sécurité suisse.


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La neutralité du Liban dans les rapports interarabes est officiellement garantie à travers les résolutions de la Ligue arabe, la convention d'armistice, le Pacte arabe de défense commune, les résolutions des sommets arabes, et la série des résolutions de l'ONU... Le dilemme réside dans la neutralisation des Libanais !
La solidarité est une condition sine qua non de la défense et la sécurité du Liban. Nous sacrifions souvent la paix du Liban pour des enjeux outre-frontières. Quand allons-nous mettre fin aux « guerres pour les autres », en considérant que la défense est un moyen en vue de la sécurité, par le canal d'un État reconnu par sa légitimité internationale, et fort non en lui-même et par lui-même, mais par sa légitimité populaire ?

Antoine MESSARRA


Professeur à l'Université libanaise et à l'Université Saint-Joseph.
Président de l'Association libanaise des sciences politiques.
Coordonnateur des programmes de la Fondation libanaise pour la paix civile permanente.
Membre du conseil consultatif de la Fondation euro-méditerranéenne Anna Lindh pour le dialogue entre les cultures.

* Le texte est la transcription partielle d'une communication orale enregistrée au cours de la conférence organisée par le Centre Issam Pharès pour les affaires libanaises et l'ambassade de Suisse au Liban : « La politique de défense et de sécurité en Suisse », hôtel Monroe, 3/4/2009.

1. Masîrat al-imam Moussa Sadr (Itinéraires de l'imam Moussa Sadr), Beyrouth, Dar Bilal, 2000, 12 vol., vol. 7, p. 98.

La recherche comparée sur les politiques de défense et de sécurité, en partant de l'exemple de la Suisse et de la conférence organisée par le Centre Issam Pharès pour les affaires libanaises et l'ambassade de Suisse au Liban, débouche sur des données, en matière d'organisation et aussi de culture politique, pour protéger...

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