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Actualités - OPINION

Quand l’argumentation devient anathème Jean-Philippe TROTTIER

Il y a un autre clivage qui vient exacerber ces cancers imaginaires. En Israël, c’est le sentiment de vulnérabilité face à un ennemi beaucoup plus nombreux et une opinion publique mondiale perçue comme proarabe, joint aux capacités militaires de l’armée israélienne, que nul pour l’heure n’est capable d’égaler dans la région, sauf, à terme, l’Iran. Le premier sentiment plonge par ailleurs ses racines dans des siècles d’antisémitisme. Sauf que la vulnérabilité et la puissance se nourrissent l’une l’autre : plus je suis faible, plus je dois être capable de dissuader mon autre, que je perçois, à tort ou à raison, comme antisémite et que je disqualifie d’office. Mais ce faisant, plus j’aiguise sa haine et plus je me sens visé. Le discours qui émanait du pays à l’été 2006, même si cela n’a pas toujours été aussi univoque en raison des nombreuses voies en faveur de la paix, trahit une fuite en avant par gonflement de ce binôme pervers : vulnérabilité-puissance. L’élastique qui relie ces deux termes risque de claquer tôt ou tard, passé un certain seuil de vulnérabilité perçue et de puissance militaire (Voir L’Orient-Le Jour du jeudi 27 novembre 2008). C’est ce qui pourrait expliquer qu’un mort israélien valait plus que dix morts libanais à l’été 2006, eussent-ils été des enfants. Car un mort israélien signifie la limite du pouvoir de l’armée et le rappel des tribulations passées, renforcé par l’idée d’unicité de la souffrance. L’ennemi a compris, dans sa ruse, tout le potentiel qu’il pouvait retirer de ces victoires somme toute symboliques. Quant aux terroristes, ils ont depuis longtemps été déshumanisés et n’entrent pas dans la comptabilité macabre. D’où la folie de l’opération israélienne. Antisémite, terroriste… l’argumentation est devenue anathème, et la raison, séduction imaginaire par culpabilisation. Il ne s’agit pas ici de nier tout le mal infligé par le passé, mais de souligner les dérapages possibles où toute critique, toute marque d’exaspération trahiraient une tendance antisémite (ou de haine de soi lorsque la critique vient d’un juif, comme ce fut le cas pour la philosophe Hannah Arendt). Il est à cet égard intéressant de remarquer que le terme est bien plus infamant que d’autres qualificatifs tels qu’antichrétien, islamophobe, francophobe ou américanophobe. Fait avancé par de nombreux Arabes, il est également étonnant de constater que l’antisémitisme ne concerne pas ces derniers qui, eux aussi, sont sémites. Quant au terrorisme, on fait tout simplement l’impasse sur sa genèse. Et l’ennemi entre dans la danse et épouse les contours du clivage. Pris dans le binôme vulnérabilité-puissance, il ne peut qu’en être exaspéré et offrir un contre-binôme fait de désespoir et de la promesse de la réalisation de l’oumma musulmane qui boutera l’ennemi dehors. D’où les grandes déclarations enflammées, l’abus du terme « jihad » à tout propos, la sanctification du combat. On est dans la même séduction, non plus par la culpabilisation, mais par la peur (rappelons-nous la violence de certaines manifestations lors de l’affaire des caricatures du Prophète). Mais la grande question, lourde de conséquences, est ici de savoir si le monde musulman va suivre la voie de la dichotomie sunnite-chiite dont on voit les tragiques prodromes en Irak et, dans une moindre mesure, au Pakistan. Ou bien s’il va réussir cette unité à laquelle nous faisions précédemment allusion, une unité qu’il n’a jamais pu faire par ses propres moyens et dont les bases avaient été sapées dès la bataille de Kerbala en 680 qui avait signé la mort de l’imam Hussein, petit-fils du Prophète, et la scission entre les deux grandes branches de l’islam. Cette unité, il la devra en bout de ligne à l’intransigeance de l’axe Jérusalem-Washington, grisé par son sentiment de supériorité militaire et morale, et à la passivité de la communauté internationale. L’autre question : si le rapport Mearsheimer et Walt cité précédemment sur l’importance du lobby juif américain dans la politique étrangère du pays est justifié, même partiellement, et qu’il s’avère que le soutien inconditionnel à Israël ne répond pas autant qu’on l’affirme aux intérêts stratégiques ou moraux des États-Unis, ne risque-t-on pas un jour d’assister à un règlement de comptes, avec notamment la droite chrétienne, aussi brutal que le soutien aura été total, du fait de la confusion entre messianisme et politique? Et, à l’international, les États-Unis pourront-ils se permettre pendant longtemps de faire face à un ressentiment croissant face à une politique jugée partiale et alors que l’actualité est de moins en moins sécuritaire? Une conférence sur le Liban s’était ouverte le 26 juillet à Rome, à laquelle la Syrie et l’Iran n’avaient pas été conviés, malgré les appels du secrétaire général de l’ONU de l’époque, Kofi Annan. Traités comme voyous, les deux États, surtout l’Iran, avaient les mains libres pour agir à leur guise. Ceci dit, traités comme interlocuteurs incontournables, cela les aurait fait entrer dans la solution régionale. Le spectre de l’abdication face à Hitler, à Munich, était certes très vivace, mais la situation n’était tout simplement pas comparable à ce qui s’était passé en 1938. Le simplisme de la politique étrangère américaine qui, depuis l’an 2000, s’est traduit par un désengagement du processus de paix au Proche-Orient et l’invasion de l’Irak sur la base de mensonges (malgré les réticences notables de diplomates de carrière), a fait perdre au pays une partie de son influence dans la région. Pis, l’administration ne parlait ni au Hamas, ni à la Syrie, ni à l’Iran. En cassant le dialogue et en ne brandissant que le bâton, les Américains ont contribué eux-mêmes au renforcement des tendances délinquantes de toutes les parties. Et on aurait été délinquant à moins, vu les souffrances subies par des innocents. L’essentiel pourrait se résumer à la chose suivante : en traitant l’autre de terroriste, d’antisémite, d’ennemi d’Allah, on rompt tout contact avec cet autre. On le « démonise ». On le propulse dans la sphère imaginaire. Sauf qu’on oublie que la « démonisation » offre la possibilité d’une sanctuarisation de l’autre, tout aussi imaginaire. Je ne suis plus obligé face à l’autre qui me disqualifie, je suis donc dégagé de tout lien et peux me développer sans aucune limite. L’anathème a fonctionné, il a créé le monstre qu’il visait à conjurer. Le Liban offre la tragique leçon qu’il n’y a qu’une solution politique, c’est-à-dire qu’il faut abandonner les cancers imaginaires, les fuites en avant militaires, les anathèmes ou les appels magiques aux mânes de Nasser ou à l’icône de Hassan Nasrallah. Il faut dialoguer, même avec ses pires ennemis, et dégager le fond commun qui ne peut être que religieux et non pas fanatique. Pour cela, il faut comprendre qu’il n’y a ni bons ni méchants, mais désespoir et orgueil. La récente élection de Barack Obama à la présidence des États-Unis pourrait être un signe de détente dans la mesure où il s’est engagé à dialoguer, même avec ses pires ennemis, reprenant en ce sens la formule de Teddy Roosevelt : « Speak softly and carry a big stick » (parler doucement tout en tenant un gros bâton dans la main). Voici également quelqu’un qui a démontré, pendant les deux ans d’une campagne exténuante, que le verbe, la constance, le calme et l’analyse valaient mieux que les clameurs et les condamnations. Voilà quelqu’un qui est plus que sensible au fait que l’image internationale des États-Unis s’est fortement dégradée dans le monde, et en particulier au Proche et Moyen-Orient. Aura-t-il assez de poids, face à des pressions internes et externes, pour influer sur le cours des choses? Par ailleurs, le Liban est un pays membre et fondateur de l’Organisation internationale de la francophonie. Il y a curieusement un parallèle entre celui-ci et celle-là, en ce que chacun constitue une mosaïque de pays ou de communautés très différents les uns des , mais reliés par une langue commune qui, plus qu’un simple outil de communication, se veut un vecteur de dialogue et de respect mutuel. Après tout, la convention sur la diversité culturelle est une idée et une initiative francophones. Ce pays pourra-t-il échafauder, avec l’aide de la communauté internationale, la base d’une libanité à l’image de l’idée de culture et de civilisation qui est la raison d’être de la francophonie? Jean-Philippe TROTTIER Montréal - Canada Article paru le vendredi 28 novembre 2008
Il y a un autre clivage qui vient exacerber ces cancers imaginaires. En Israël, c’est le sentiment de vulnérabilité face à un ennemi beaucoup plus nombreux et une opinion publique mondiale perçue comme proarabe, joint aux capacités militaires de l’armée israélienne, que nul pour l’heure n’est capable d’égaler dans la région, sauf, à terme, l’Iran. Le premier...