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Actualités - OPINION

Commentaire Une justice internationale déficiente pour le Soudan

Par Antonio CASSESE* Ceux qui ont suivi de près la tragédie du Darfour savent pertinemment que le président soudanais Omar Hassan el-Béchir est à la tête des politiciens et militaires responsables des crimes odieux commis à grande échelle contre des citoyens soudanais par les forces militaires du pays, avec l’assistance de milices et de groupes paramilitaires. Le seul tort de ces citoyens est d’appartenir à trois tribus (Four, Masalit et Zaghawa) ayant frayé avec les rebelles qui ont pris les armes contre le gouvernement, il y a quelques années. Toute mesure visant à rendre les dirigeants soudanais responsables de leurs crimes est donc plus que souhaitée. Pourtant, la décision de Luis Moreno-Ocampo, procureur de la Cour pénale internationale, de demander un mandat d’arrêt contre Omar Hassan el-Béchir est surprenante pour trois raisons. Tout d’abord, si l’objectif de Luis Moreno-Ocampo avait été d’arrêter le président soudanais, il aurait adressé une demande sous pli cacheté et invité les juges de la CPI à délivrer un mandat d’arrêt scellé, rendu public une fois que Hassan el-Béchir aurait voulu se rendre à l’étranger. La compétence de la Cour concernant les crimes commis au Darfour a été établie conformément à une décision du Conseil de sécurité de l’ONU ayant force obligatoire ; c’est-à-dire que même les États qui ne sont pas partis au statut de la Cour sont tenus d’exécuter ses arrêts et ordonnances. Le mandat étant public – à supposer que les juges confirment la décision –, Hassan el-Béchir n’a plus qu’à rester dans le pays pour éviter l’arrestation. Ensuite, Luis Moreno-Ocampo a décidé sans que l’on sache pourquoi de poursuivre uniquement le président soudanais et non les autres dirigeants politiques et militaires qui ont planifié, ordonné et organisé avec lui ces crimes à grande échelle. Si Hitler avait été vivant en octobre 1945, les 21 accusés de Nuremberg ne se seraient pas tirés d’affaire. Enfin, on se demande pourquoi Luis Moreno-Ocampo a visé si haut et accusé el-Béchir du « crime des crimes », le génocide, au lieu d’engager des poursuites plus simples et appropriées, par exemple pour crimes de guerre (bombardements de civils) et crimes contre l’humanité (extermination, transfert forcé de population, meurtres en masse, viols, etc.). Certes, « génocide » est devenu un mot magique : on pense que le simple fait de l’évoquer déclenche l’indignation de la communauté internationale et nécessairement l’intervention de l’ONU. Mais ce n’est pas tout à fait vrai. En outre, il faut remplir des conditions strictes pour prouver le génocide. Les victimes doivent notamment composer un groupe ethnique, religieux, racial ou national, et l’auteur des crimes avoir une « intention de génocide », à savoir la volonté de détruire tout ou partie d’un groupe en tant que tel. Par exemple, celui qui tue dix Kurdes non pas parce qu’il les trouve odieux ou qu’il a des idées bien arrêtées sur chacun d’entre eux mais seulement parce qu’ils sont kurdes contribue à la destruction du groupe en tant que tel. Dans le cas du Darfour, selon Luis Moreno-Ocampo, chacune des trois tribus constitue un groupe ethnique. Bien qu’elles partagent la même langue (l’arabe), religion (l’islam) et couleur de peau que la majorité, il s’agit de groupes ethniques distincts ayant chacun un dialecte et vivant dans une zone précise. Si l’on s’en tient à ces critères, les habitants de nombreuses régions européennes – comme les Siciliens, qui en plus de la langue officielle, parlent un dialecte et vivent dans une zone délimitée – devraient être considérés comme des « groupes ethniques » à part entière. De plus, Luis Moreno-Ocampo a déduit l’intention génocidaire de Hassan el-Béchir d’après un ensemble de faits et une conduite qui témoigneraient clairement de ses intentions. Or, la jurisprudence internationale prévoit qu’on ne peut prouver par déduction l’état d’esprit d’un défendant que si l’induction est la seule option raisonnable découlant des preuves. En l’occurrence, il semblerait plus judicieux pour le Darfour de conclure d’après les preuves l’intention de commettre des crimes contre l’humanité (extermination, etc.), plutôt que l’intention d’annihiler tout ou partie de groupes ethniques. Il y a peu de chances pour que le mandat d’arrêt, à supposer que la CPI le délivre, ait les retombées extrajudiciaires – la délégitimation politique et morale de l’accusé – qui se produisent parfois. À cet égard, citons le cas de l’ancien leader serbe bosniaque Radovan Karadzic, qui, bien qu’il n’ait jamais été arrêté, a été écarté à la fois du pouvoir et de l’arène internationale après son inculpation en 1995. Au contraire, la requête de Luis Moreno-Ocampo pourrait avoir des conséquences politiques négatives, entraînant une vive confusion dans les relations internationales. En effet, elle risque de durcir la position du gouvernement soudanais, de mettre en danger la survie des forces de maintien de la paix au Darfour et même d’inciter el-Béchir à se venger en faisant cesser ou en entravant l’acheminement de l’aide humanitaire internationale vers les deux millions de personnes déplacées au Darfour. Qui plus est, la requête du procureur risque d’éloigner encore plus les grandes puissances (Chine et Russie, et États-Unis), déjà hostiles à la Cour pénale internationale. (*) Antonio Cassese, premier président du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) et par la suite président de la Commission internationale d’enquête des Nations unies sur le Darfour, enseigne le droit à l’université de Florence. ©Project Syndicate, 2008. Traduit de l’anglais par Magali Adams.
Par Antonio CASSESE*

Ceux qui ont suivi de près la tragédie du Darfour savent pertinemment que le président soudanais Omar Hassan el-Béchir est à la tête des politiciens et militaires responsables des crimes odieux commis à grande échelle contre des citoyens soudanais par les forces militaires du pays, avec l’assistance de milices et de groupes paramilitaires. Le seul...