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Actualités - OPINION

L’agonie du politique… Quand le territoire étouffe la ville Pr Antoine COURBAN

« Tant que le Colisée sera debout, Rome sera debout. Quand le Colisée s’écroulera, Rome s’écroulera. Quand Rome s’écroulera, le monde entier s’écroulera » Cette célèbre prophétie du moine et historien anglais Bède le Vénérable (637-735) est inlassablement répétée par tous ceux que hantent la logique du territoire (comme fondement de l’unité politique) et l’obsession du centre (comme structure verticale hiérarchisée) nécessaire à l’édification de l’État. La conviction que l’unité politique se fait par le territoire est une idée formalisée par Sieyès, grand théoricien de la révolution de 1789. Mais ce territoire national de Sieyès, contrairement à celui de Mirabeau, géométriquement organisé autour de Paris comme centre, n’existait que dans la tête de ce grand esprit. De nos jours, tous ceux qui persistent à méconnaître les changements en profondeur de notre rapport à l’espace du monde persistent à reproduire les schémas mentaux de jadis, notamment ceux de l’identitaire territorial. Urbanité et politique Le Liban est peut-être un message, mais la grave crise actuelle de la société et de l’État libanais est le paradigme par excellence du conflit central de la modernité, celui du « territoire » contre la « ville ». Dans un monde, plus enclin à l’horizontalité et la transversalité, le territoire ne peut plus être perçu comme le fondement de l’unité politique car ce rôle est désormais celui de la ville. Le cas de Beyrouth est exemplaire à cet égard. Faire admettre aux hommes politiques la primauté de la ville est une entreprise désespérée car les politiques ne s’occupent que du territoire. C’est la gangue boueuse des champs et des clôtures qui constitue l’assise de leur pouvoir et l’horizon étroit de leur pensée. Le principe d’urbanité leur demeure étranger. Sans la ville, sans la « polis », aucune societas civilis ( politikê koinônia = communauté politique = société civile ) n’est possible. Quand l’homme politique est confronté à l’espace urbain, il se le représente automatiquement en termes de territoires où l’autorité peut s’exercer. Le génie urbain, l’intelligence immortelle de la ville échappera toujours à l’homme politique à moins que ce dernier ne soit un grand visionnaire. L’histoire retiendra que dans le Liban moderne, un Rafic Hariri avait sans doute eu l’intuition de cette vision. Il avait peut-être compris que pour faire le Liban, il fallait faire Beyrouth ; il fallait restaurer à tout prix l’urbanité qui est le prérequis de la citoyenneté et de la reconstruction de l’État. Hobbes disait que l’État se construit sur les ruines de l’ennemi intérieur. Dans le cas du Liban, ce dernier s’appelle le « territoire identitaire ». C’est lui qui rend le Liban si fragile car les crispations identitaires n’ont d’autre utilité que celle d’être instrumentalisées. C’est la logique du territoire qui s’acharne, depuis l’assassinat de Rafic Hariri, à démanteler les derniers lambeaux de l’État et de la société. C’est pourquoi l’issue de la bataille de Beyrouth sera l’étape décisive de ce conflit. Cette bataille n’a pas encore eu lieu. Le pouvoir, nouvellement installé au Liban, s’efforce au prix d’acrobaties peu convaincantes de reculer la terrible échéance : celle qui obligera la puissance publique à user, la mort dans l’âme, de la force afin de restaurer l’État contre les territoires et d’imposer la ville comme fondement premier de l’unité politique. Loi électorale et territorialité C’est dans le contexte de ce conflit central qu’il faut lire les passions que déchaîne la loi électorale dite de 1960. Nul ne met en doute l’importance vitale d’une telle loi. Mais les débats passionnés dans lesquels les spécialistes s’affrontent n’arrivent plus à cacher le désir de territorialité que recèle cette loi, désir qui malheureusement investit et pervertit la démocratie. Le remède, dans ces conditions, peut se révéler pire que le mal tant cette loi est territorialisée et ne prend pas en compte les grands bouleversements de la société libanaise dont l’urbanisation accélérée est évidente. Le sol n’est plus le socle de l’espace commun homogène. C’est la ville en réseau qui peut prétendre, aujourd’hui, assurer la cohésion de la diversité. C’est la ville qui constitue la référence commune. On comprend mieux pourquoi tous les événements qui ont jalonné notre histoire la plus récente, des plus dramatiques aux plus exaltants, ont eu pour théâtre le centre de Beyrouth. Ce qui est en jeu au centre de notre capitale est un affrontement entre deux conceptions diamétralement opposées. D’un côté, une vision qui prend en compte l’horizontalité des réseaux urbains, ceux du monde d’aujourd’hui et de demain. À l’opposé, persiste une vision passéiste, quasi réactionnaire, qui demeure engluée dans l’horizon des clôtures qui délimitent les territoires identitaires. Telle est la dimension, hautement symbolique, que recouvrent les clivages 8 Mars et 14 Mars. Aucun homme politique de l’un ou de l’autre camp n’est, hélas, en mesure d’en apprécier la portée. C’est ce qui rend le danger qui pèse sur Beyrouth et le Liban encore plus dramatique. Aristote disait : « Le fondement de l’unité, c’est la diversité. » L’unité du Liban par le territoire est, malheureusement, irrémédiablement compromise pour ne pas dire définitivement morte. Nous ne pouvons plus ignorer l’urbanité en réseau qui nous constitue et nous rend solidaires des métropoles urbaines de notre voisinage proche ou lointain. 1] Voir Jacques Beauchard : Penser l’unité politique, 2001, L’Harmattan, Paris. Idem : Génie du territoire et identité politique, 2003, L’Harmattan, Paris. Article paru le mardi 01 juillet 2008
« Tant que le Colisée sera debout, Rome sera debout.
Quand le Colisée s’écroulera, Rome s’écroulera.
Quand Rome s’écroulera, le monde entier s’écroulera »

Cette célèbre prophétie du moine et historien anglais Bède le Vénérable (637-735) est inlassablement répétée par tous ceux que hantent la logique du territoire (comme fondement de l’unité politique)...