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Actualités - OPINION

« Oui » de Doha et « non » de Dublin Élie FAYAD

D’une certaine façon, le Liban, c’est l’Union européenne. Ce n’est pas une question de dimensions, bien sûr, ni de performances. Mais de blocages. Il a suffi qu’une poignée d’Irlandais – qui, soit dit en passant, doivent vraiment beaucoup à l’Europe – disent « non » au traité de Lisbonne pour que le rêve d’une entité européenne plus ou moins cohérente, institutionnellement parlant, soit une nouvelle fois ajourné, trois ans après le choc d’un autre « non », celui de la France. Voilà donc un État relativement minuscule qui, par son vote, a d’ores et déjà fixé, pour le futur immédiat, le sort de ses 26 partenaires, parmi lesquels quatre ou cinq poids lourds représentant à eux seuls plus d’une centaine d’Irlandes. Comment ne pas faire le rapprochement avec ce qui se passe au Liban ? Certes, dans ce pays, équivalant à l’Irlande du point de vue démographique, le processus en cause est différent, voire inverse : il ne s’agit nullement ici d’entraves à la construction d’une entité supranationale, mais simplement d’obstacles à l’édification d’un État digne de ce nom. L’Europe est un projet d’union à mettre en place, et c’est cette mise en place qui est régulièrement retardée par l’attitude de l’une ou l’autre de ses composantes. De la même façon, le Liban est encore au stade d’un projet d’État, et ce projet est régulièrement et systématiquement entravé par le comportement de ses composantes. Dans l’UE, beaucoup de ceux qui votent « non » à un projet de Constitution prétendent le faire au nom d’une « meilleure » Europe. Au Liban, les protagonistes qui parlent d’une « recomposition du pouvoir » et donc de l’État libanais sont ceux-là mêmes qui bloquent le plus toute avancée de la notion d’État. Le monde entier a salué l’accord de Doha comme étant la porte d’accès vers une stabilisation et un nouvel élan du Liban. Les Libanais eux-mêmes, épuisés par l’interminable conflit ou totalement désillusionnés quant à une solution politique du problème libanais, ont respiré de soulagement à l’annonce de cet accord. Il faut pourtant reconnaître que l’accord de Doha porte en lui la négation de l’État libanais, de ses institutions et de sa démocratie. Non pas tant par les concessions qui ont été faites de part et d’autre – des concessions sont toujours nécessaires pour régler un conflit –, mais par le fait qu’il a légitimé la logique de consensus aux dépens des notions les plus élémentaires de la démocratie, sans lesquelles il n’y a pas et il n’y aura pas d’État viable au Liban. Le véritable problème ne réside pas tant dans les difficultés actuelles à former le gouvernement, ni dans celles qui retarderont ultérieurement la mise au point de sa déclaration ministérielle. Un gouvernement finira bien par être formé et une déclaration ministérielle verra certainement le jour, tôt ou tard. Le vrai désastre est que l’on sait, d’ores et déjà, que le gouvernement qui sera mis en place sera exsangue et impuissant, que la répartition des portefeuilles ne se fera ni sur la base d’un programme politique ni en fonction de compétences techniques, et que la déclaration ministérielle sera une somme – ou plutôt une soustraction – de lieux communs aussi creux qu’inutiles. Voilà donc le genre de « participation » pour laquelle certains se sont battus ces dernières années. On remarquera bien sûr que cela n’est pas nouveau au Liban, que les cabinets ont souvent – si ce n’est pas toujours – été formés de cette manière. C’est vrai. Sauf que l’accord de Doha consacre et amplifie ce type de marchandage de consensus dans le texte, un texte qui, il faut le noter, est en contradiction flagrante avec l’esprit autant que la lettre de la Constitution libanaise. Mais le pire est que cette situation est le résultat des turpitudes de ceux qui, depuis des mois, dénoncent la « corruption » du pouvoir, réclament un État « fort » et se posent en champions de la lutte contre « l’État-poulailler ». Eh bien, maintenant qu’ils y sont, ils semblent bien exceller, eux aussi, dans les petits marchandages… Ces vérités, il y a un seul homme qui ose encore les dire au Liban, celui qui apparaît aujourd’hui comme étant le plus grand défenseur de la démocratie libanaise : le patriarche Nasrallah Sfeir. Il les dit à sa manière, d’autant plus éloquemment que les mots sortent de sa bouche de façon elliptique, subtile et avec un humour qui ne se dément jamais. « L’accord de Doha a prévu ce qu’il a prévu comme répartition des parts entre le président de la République, le groupe du 14 Mars et celui du 8 Mars. Auparavant, c’était tout différent. Il fallait une majorité pour gouverner et une minorité pour s’opposer. Les choses ont apparemment changé. » Tout est dit dans ces quelques mots prononcés par le patriarche à sa sortie du palais de Baabda, vendredi dernier ; tout sur l’assassinat en règle de la démocratie et des institutions libanaises que représente dans le fond l’accord de Doha. Si le consensus entre 27 composantes peut à la limite sembler acceptable pour la construction d’une entité supranationale comme l’Europe, est-on en droit d’appliquer la même logique lorsqu’il s’agit de la consécration d’un État ? Mais pour répondre à cette question, il faut d’abord chercher à sortir de la confusion savamment entretenue au Liban, avec souvent beaucoup de mauvaise foi, autour des concepts de majorité et de minorité. Depuis Taëf, il n’y a pas sur le plan institutionnel au Liban de majorité et de minorité confessionnelles. Il y a une parité islamo-chrétienne, et c’est à ce niveau que la contrainte du consensus est prévue constitutionnellement. Mais cela n’a absolument rien à voir avec le principe de la majorité et de la minorité politiques, c’est-à-dire d’opinion, lesquelles sont issues des élections et constituent la base même du système démocratique parlementaire libanais. Or, cela fait des années qu’un parti comme le Hezbollah suit la démarche inverse, dans les deux sens, en fonction de ce qui l’arrange et avec le mépris le plus total pour le système libanais. Avant le retrait syrien, ses dirigeants nous serinaient régulièrement le refrain de la « majorité » – au sens islamique du terme – que Taëf avait abolie, et après le retrait, ils ont transposé leur discours et n’ont plus juré que par le « consensualisme », mais de façon à entretenir la confusion entre ce qui est confessionnel et ce qui est politique. Force est de constater qu’ils ont été aidés en cela par leurs nouveaux – et inattendus – alliés. Si l’on veut que la démocratie libanaise ait quelques chances de survie, il ne faut pas que les effets de l’accord de Doha se prolongent au-delà des prochaines législatives, quels qu’en soient les gagnants. Faute de quoi, il y aura chaque jour un « non » irlandais émanant de quelque part, et c’en sera fini de l’État libanais. Si ce n’est déjà fait.
D’une certaine façon, le Liban, c’est l’Union européenne. Ce n’est pas une question de dimensions, bien sûr, ni de performances. Mais de blocages.
Il a suffi qu’une poignée d’Irlandais – qui, soit dit en passant, doivent vraiment beaucoup à l’Europe – disent « non » au traité de Lisbonne pour que le rêve d’une entité européenne plus ou moins...