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Actualités - REPORTAGE

13 avril 1975-13 avril 2008 : l’héritage de la guerre n’a toujours pas été assumé

Les considérations liées à la guerre civile et sa mémoire pourraient sembler éculées, à force d’être réitérées, à tort et à travers. Il n’en demeure pas moins que ce problème n’a toujours pas été traité comme il se doit, en profondeur. Le 13 avril revient périodiquement, systématiquement, sans retard ni avance, chaque année, comme pour nous narguer, comme pour nous rappeler les rendez-vous avec nous-mêmes et avec notre mémoire que nous avons lamentablement ratés. L’on pourrait très bien justifier nos échecs, nous conforter dans notre passivité, dire qu’il n’est nul besoin de remuer les couteaux dans les plaies, que l’on est mesure de vivre sans avoir à reconsidérer un passé sanguinaire dont les souvenirs sont pour le moins déplaisants. Néanmoins, ne nous en déplaise, ce passé continue de vivre avec nous, en nous, de marquer notre quotidien d’un sceau indélébile. « Ce n’est même plus l’orage de fer, d’acier, de sang, tout simplement des nuages qui crèvent comme des chiens », comme disait Jacques Prévert, dans son poème éponyme « Barbara ». Des nuages d’histoires passés sous silence, de blessures mal cicatrisées, de souffrances ignorées qui continuent de peser de tout leur poids sur le Liban, sa population, et son avenir. Mais pour dissiper ces cumulus qui risquent de se transformer inopinément en orage, un véritable travail de mémoire est indispensable. L’anamnèse sociale n’est toutefois à l’ordre du jour d’aucune instance étatique et d’aucune force politique. Et les démons du passé n’ont toujours pas été exorcisés. Ce passé n’a donc pas été neutralisé et son « pouvoir de nuisance » – selon l’expression de la journaliste Amal Makarem – demeure intact. Un « pouvoir de nuisance » qui se reflète dans les propos des jeunes d’aujourd’hui et des jeunes d’hier interrogés par « L’Orient-Le Jour ». M. H. Des jeunes d’aujourd’hui et d’hier racontent leurs souvenirs de guerre Les Libanais à fleur de mémoire « Mon pays est mémoire d’hommes durs comme la faim, et de guerres plus anciennes que les eaux du Jourdain... » Mon pays, Nadia TUÉNI «La guerre est une insolation et une mendiante prénommée Majida. Les années de plomb se résument, pour moi, à deux fragments de journée. Un soir d’été, où nous sommes rentrés de plage. Je souffrais d’un coup de soleil. Nous n’avons pas pu regagner notre maison, car des combats de rue ont soudain éclaté, entre le PCL et Amal. Nous avons passé la nuit chez des parents. J’ai vu les miliciens tuer un homme qui fuyait. Son cadavre est resté dans la rue, toute la nuit durant. Je le contemplais par la fenêtre, et ma peau me faisait horriblement souffrir. Quelques jours plus tard, nous avons quitté Beyrouth pour le Sud. Pendant que mon père achetait des matelas à Saïda, une mendiante a tenté de nous vendre des chewing-gums. Elle était jeune et s’appelait Majida. Ses dents étaient noircies par les caries, et elle était chancelante. Ma mère a dit que cette fille allait probablement mourir, foudroyée par une insolation. Aucun de mes parents ne se rappelle de ces faits. J’avais cinq ou six ans à l’époque. Je n’ai jamais pu vérifier mes souvenirs, et je ne sais pas si je les ai inventés. Mais jusqu’à ce jour, j’ai la phobie du soleil et de ses morsures caustiques… » Omar a 24 ans aujourd’hui. Tout comme pour la plupart des gens de son âge, les souvenirs de la guerre se résument, pour lui, à quelques images, soigneusement triées et sélectionnées par sa mémoire, en fonction de la puissance impondérable de l’impression que certains faits ont provoqué en lui. Ou peut être en fonction des idées politiques dont il est imprégné et des affinités partisanes qui sont les siennes. Mirna, 29 ans, se souvient surtout, pour sa part, du jour de l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rachid Karamé. « C’est le seul moment où j’ai eu vraiment peur. À l’école, ils nous ont cachés dans le sous-sol. Ma mère est venue me chercher, en pleurs. Je me suis mise à pleurer à mon tour, je ne sais pas pourquoi, bien que je ne comprenais pas ce qui se passait. Le visage de Rachid Karamé que je n’ai jamais connu, ni de près ni de loin, est toujours pour moi l’emblème des victimes de la guerre civile », raconte-t-elle. La jeune fille n’« oubliera jamais non plus la descente aux abris, l’angoisse et les souffrances de ses parents, pendant ces moments ». Des abris qui étaient, pour Ali, 27 ans, des « terrains de jeu ». « Nous étions très jeunes pour nous inquiéter de ce qui se passait dehors. Et nous étions très contents de nous cacher dans les sous-sols, avec tous les enfants du quartier. C’était sympa et convivial. On pouvait jouer pendant toute la nuit ! Une aubaine pour des mômes ! » se souvient-il. Mais les résidus de la guerre ne sont, bien entendu, pas toujours aussi plaisants. Nayla, 27 ans, se dit « traumatisée par les images de feu et par le sentiment d’angoisse ». « Je n’ai vécu de la guerre que le chapitre des combats entre les Forces libanaises de Samir Geagea et les troupes de Michel Aoun. C’était un mercredi 31 janvier de 1989 ou 1990. Un char d’assaut a commencé à tirer des obus, à l’aveuglette, sous notre immeuble. Jusqu’à présent, dès que j’entends des explosions de feux d’artifice je suis prise par des crises d’angoisse. Je pleure et je cours dans tous les sens. Nul besoin de préciser combien j’ai souffert de la guerre de juillet. J’avais l’impression que nous étions tous victimes d’une claustrophobie nationale. J’ai maudi l’heure où je suis née dans ce pays… », affirme-t-elle. Au-delà de la rupture politique qu’elle a consacrée sur la place publique, la fameuse guerre « divine » semble avoir ressuscité des représentations douloureuses, forclos de la mémoire consciente, par quelques forces psychiques de conservation. « Je n’ai jamais pensé avoir emmagasiné autant d’images et d’impressions insupportables dans ma mémoire. Comme si le paysage des rues désertes de Beyrouth en juillet 2006 avait provoqué une irruption volcanique dans ma mémoire. Des souvenirs atroces refaisaient surface. Et ça me brûlait, comme si du magma coulait dans ma tête », explique Mirna. De son côté, Omar indique avoir réussi à traverser la guerre de juillet grâce aux réflexes qu’on avait inoculés en lui, pendant le conflit intercommunautaire. « Pour m’aider à ne plus avoir peur des détonations, mes parents m’ont expliqué que lorsqu’on entend le son de l’explosion d’une ogive, ceci veut dire que nous sommes sains et saufs et que l’engin a atteint une autre cible que nous. La détonation du premier missile israélien qui a frappé Beyrouth a éclairé un recoin sombre de ma mémoire et a réveillé en moi les paroles de ma mère. J’attendais donc le fracas des bombardements avec anxiété. Et j’avais une impression de soulagement, de tranquillité, voire de volupté et de bien-être dès que je percevais la déflagration. Ce n’est pas sans remords et sentiments de culpabilité que j’avoue aimer de tout cœur le bruit des explosions », reconnaît le jeune homme. Nayla affirme avoir décidé de quitter le Liban, au lendemain de la dernière guerre israélo-libanaise, se rendant compte qu’il était impossible pour elle de vivre dans un contexte de conflit. « L’histoire est en train de se répéter, avec les mêmes acteurs, Aoun et Geagea. J’ai déjà trouvé un emploi aux États-Unis et je prépare mes papiers pour émigrer en Amérique ou en Australie. Je veux sortir de ce pays le plus rapidement possible », lance-t-elle. Pour leur part, Mirna et Ali se sont décidés à émigrer si le pays est de nouveau déchiré par un conflit civil. « Je ne peux pas voyager, souligne Omar de son côté. Beyrouth est comme une mère malade. Je ne peux pas m’éloigner d’elle. C’est peut-être sa faiblesse qui m’oblige à demeurer à son chevet. Si les miliciens se battent dans les rues, j’intégrerai le rang des volontaires de la Croix-Rouge, pour ramasser les cadavres de ceux que les armées communautaires auraient assassinés. Toute personne qui a un jour porté les armes dans ce pays est criminelle et doit être jugée, ne serait-ce que moralement, comme telle. » *** « C’est de la falsification », riposte Jihad, 46 ans, actuel journaliste et ancien milicien phalangiste. « Les combattants de tous bords observent une stricte moralité. L’idée préconçue selon laquelle il existerait une dichotomie entre les combattants et la population civile est éminemment fausse. Nous sommes issus des rangs des civils. Nous avions des principes, des rêves. Nous avons été forcés à combattre. C’est l’instinct de conservation qui prend le dessus. L’essentiel était de freiner les autres pulsions que nous portions en nous, comme l’instinct sexuel qui incite au viol ou l’instinct du meurtre qui amène à tuer pour le plaisir de tuer. La majorité des combattants a réussi à éviter de commettre des atrocités. Mais les gens ne se rappellent que des horreurs. Par analogie, on n’évoque aux nouvelles que les accidents routiers et nul ne se soucie de parler des millions de voitures qui traversent les rues en toute sécurité », estime-t-il. « Nous étions mus par des rêves de jeunesse : le changement, le progrès, l’abrogation du régime confessionnel, le programme du mouvement national, les projets du mouvement estudiantin, etc., rappelle Maarouf, aujourd’hui fonctionnaire et ancien combattant du PSP. Je ne regrette rien. Je n’ai aucun remords. Mais j’aurai tellement voulu que les choses se passent autrement. Nous luttions pour des rêves nobles. Nous nous sommes retrouvés astreints à défendre notre existence. Nous avons perdu 20 ans de notre existence. Je suis déçu, mais je suis toujours membre de mon parti. Je comprends que les FL soient devenues nos alliés. Nous aurions dû même nous entendre depuis longtemps », ajoute-t-il. Jihad lui non plus « n’a honte de rien, ni devant Dieu ni devant les hommes ». Néanmoins, il ne ressent aucune désillusion. « Les troupes syriennes se sont retirées. J’ai pleuré de joie le 26 avril. C’est une victoire pour nous. Ceux qui sont partis ne sont pas morts pour rien. Et les sunnites et druzes ont rallié le projet souverainiste », se félicite l’ancien combattant. Naguère adversaires, les deux anciens miliciens semblent aujourd’hui heureux de se retrouver dans le même camp. Toutefois, quand on demande à Jihad et à Maarouf de raconter les souvenirs de guerre, qui les ont le plus marqués, les deux anciens miliciens demeurent vagues et n’insistent que sur les crimes commis par l’« autre ». Le phalangiste ne parle que du jour où son village a été détruit et ses habitants obligés par le feu de quitter leur résidence. Le socialiste progressiste insiste de son côté sur « les massacres commis par les FL dans la Montagne ». C’est dire combien la mémoire individuelle est biaisée et ne retient que ce qui permet « d’assurer la cohésion du groupe », selon l’expression du député Samir Frangié. Ce sont donc les « autres » qui ont commis le crime, et les « nôtres » ont simplement défendu leur existence. Force est toutefois de reconnaître que, grâce à l’intifada de l’indépendance, les belligérants d’antan, ou du moins ceux d’entre eux qui ont pris part au Printemps de Beyrouth, ont saisi l’importance de la nécessité de gérer la différence, au lieu de chercher à imposer une forme d’homogénéité à une population hétéroclite, bien qu’ils aient besoin de la sécurité qu’assure le fait de prétendre que c’est simplement l’« autre » qui était dans son tort. Cette logique comporte, en filigrane, une disposition au pardon. On s’absout soi-même et l’on accable l’adversaire tout en reconnaissant que l’on ne peut que vivre avec lui. Le dilemme que pose l’ambivalence de cette position à l’égard de l’« autre » ne peut être résolu que par la tolérance en tant que processus mental capable d’intégrer et de pardonner les « erreurs » de l’adversaire. Maarouf et Jihad ont commencé à combattre dès l’âge de 14 ans et sont restés mobilisés jusqu’à la fin des hostilités, en 1990. Néanmoins, il est des miliciens qui, horrifiés par les violences commises par les leurs, ont fini par quitter leurs uniformes, avant Taëf, et qui n’hésitent pas aujourd’hui à condamner les pratiques de leurs partis respectifs. Élie, gardien de cimetière et ancien combattant des FL, est l’un de ceux-là. « J’ai combattu de tout cœur, avec enthousiasme, pour la cause des Forces libanaises, qui était la mienne, dit-il. Mais un jour, lors des combats entre Samir Geagea et Élie Hobeika, l’officier qui était responsable de ma division a demandé à nos confrères qui soutenaient le premier de se rassembler. Il a confisqué leurs armes et leur matériel et les a fusillés dans un bois. C’étaient des frères pour moi. Nous avons vécu, combattu, mangé, dormi et souffert ensemble. J’ai automatiquement déserté les rangs des FL. En tant que transfuge, je risquai beaucoup. Je me suis réfugié dans ce cimetière où je me trouve toujours. L’on ne défend pas l’indépendance du Liban en assassinant les nôtres », martèle-t-il. Khaled, chômeur résidant en Europe et ancien combattant communiste, a vécu une expérience similaire. « Il n’est rien de plus beau, de plus sublime, de plus merveilleux que la pensée marxiste, estime-t-il. Je l’ai cru dans ma jeunesse et je le crois toujours. Mais étant jeune et naïf, j’avais pensé que l’on pouvait édifier le socialisme par les armes. J’ai combattu sous les couleurs du PCL, pour le bonheur, pour la justice, pour la liberté. Et puis j’ai vu. J’ai vu mes camarades francs-tireurs assassiner des femmes, des enfants, pour le plaisir. Ils disaient ressentir une sorte d’ivresse, presque un orgasme, quand une vieille ménagère portant des bidons d’eau tournoyait sur elle-même, touchée par leur balle, avant de tomber. “Nous sommes des dieux”, gueulaient-ils. Et ce n’est pas un cas isolé, mais une pratique généralisée. Ces femmes pirouettent encore dans ma tête. J’ai contribué à leur assassinat. J’en ai toujours le vertige… » *** Trente-trois ans après l’incident du bus de Aïn el-Remmaneh, les Libanais continuent de vivre à fleur de mémoires. De mémoires morcelées, compartimentées, ennemies, en mal de reconnaissance, de consécration et de réconciliation. Au terme d’un long combat, la société civile a réussi à ressusciter la portée symbolique du 13 avril, sans plus. Néanmoins, pour les jeunes d’aujourd’hui, comme pour ceux d’hier que nous avons interrogés, le choix de cette date demeure « arbitraire ». Omar, Mirna, Nayla et Ali estiment que ce jour, qu’ils n’ont pas vécu, leur est « indifférent ». Maarouf et Jihad s’accordent à dire que le 13 avril « n’est qu’un jour parmi d’autres ». L’histoire du bus palestinien est en effet devenue éculée, à force d’être ressassée. Tout le monde sait exactement ce qui s’est passé ce jour-là, ou presque. Réunir toute la population autour de cette date requiert un long travail en amont, une entreprise qui puisse conférer au 13 avril une dimension fédératrice, un processus qui puisse épurer et synthétiser la mémoire collective, les histoires et les souffrances individuelles pour condenser ensuite la commémoration de la guerre en un seul jour. L’incident de Aïn el-Remmaneh a reçu son lot de réhabilitation. Pour que cette date puisse avoir une signification pour toute la population et susciter son intérêt, il faudrait désormais réhabiliter les autres événements des quinze années de guerre, reconnaître la souffrance de tout un chacun, de ceux qui ont été tués en silence, de ceux qui ont tué en silence, de ceux qui ont assisté à ce spectacle morbide en silence, sans qu’il n’est besoin de suspendre des hommes à la potence. Seules les bêtes peuvent supporter la douleur en silence. L’humanité est définie par un besoin de reconnaissance de ses peines, de ses souffrances. Et lorsque la douleur est collective, sa consécration ne peut se faire qu’à l’échelle sociale, sur la place publique. Ignorer les tragédies vécues par chacun des individus qui composent la société équivaut à une réification globale de l’ensemble des acteurs sociaux, à une dénaturation des mécanismes qui garantissent la stabilité sociétale, à une réduction au rang de masse amorphe et silencieuse de ceux qui sont supposés exprimer leurs opinions, édicter leurs choix, élever haut la voix pour demander des comptes à leurs représentants. Mahmoud HARB
Les considérations liées à la guerre civile et sa mémoire pourraient sembler éculées, à force d’être réitérées, à tort et à travers. Il n’en demeure pas moins que ce problème n’a toujours pas été traité comme il se doit, en profondeur. Le 13 avril revient périodiquement, systématiquement, sans retard ni avance, chaque année, comme pour nous narguer, comme pour...