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Actualités - OPINION

De la nécessité de l’ennemi politique Pr Antoine COURBAN

«Lorsque les mots perdent leur sens, les gens perdent leur liberté.» Confucius Le titre de cette «?opinion?» peut sembler provocateur voire cynique en un monde où il est politiquement correct de proclamer un pacifisme de bon aloi, un antibellicisme de principe ou une neutralité consensuelle qui s’apparente plus au funambulisme instable qu’au réalisme de l’intérêt bien compris. De toutes les notions qui meublent le discours politique, celles de l’ami et de l’ennemi constituent le domaine privilégié de la confusion du sens. On a souvent tendance à placer l’amitié et l’inimitié politiques sur le même registre que celui de l’affection sentimentale ou, pire, celui de l’éthique et de la morale. Par une mystérieuse alchimie ou par aveuglément volontaire, on voudrait croire que l’espoir en un avenir radieux, pacifique et harmonieux suffit pour éliminer l’hostilité et transformer la politique en une simple activité de conciliation fraternelle. Au regard d’une telle utopie tout se passe, comme le pense Julien Freund, comme s’il suffisait de «?faire acte de foi en Dieu pour effacer le diable1?». L’ami, l’ennemi et la puissance Tant qu’il y aura une vie politique, c’est-à-dire une dynamique de la puissance, celle-ci divisera les sociétés et les groupes en amis et en ennemis. C’est le présupposé fondamental de la pensée d’un Carl Schmitt et d’un Julien Freund. L’angélisme moralisateur ne semble pas avoir de place en politique car il n’y a «?de politique que là où il y a un ennemi réel ou virtuel2?». C’est pourquoi «?le?» politique a une raison d’être bien précise?: la régulation des conflits. Hélas, les idéologues et les utopistes confondent entre le «?bien public?» et le «?bien suprême?». Sans conflit, point n’est besoin d’un quelconque mode de vie politique. La vie en commun se suffirait, dans ces conditions, de mesures managériales et rendrait caduques toute lutte pour le pouvoir et, partant, toute dynamique démocratique. Comme l’avait prévu Alexis de Tocqueville, on entrerait dans un régime de «?tyrannie douce3» où les peuples repus et pacifiques seraient gouvernés non par des tyrans, mais par des tuteurs. Dans un tel univers, le sens de la notion de citoyenneté serait distordu. Réduit au statut d’une masse d’individus, le peuple ne serait plus «?qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger4?». Le pouvoir tutélaire pourvoit aux besoins et aux plaisirs de ses citoyens pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il est prévenant, tatillon, obsédé par le moindre détail?; il n’est pas violent, il est irritant. Il n’élimine pas, mais il déteste voir quiconque émerger de la masse. Étendu à la planète, un tel État monopolistique mondial, champion de l’amitié fraternelle de tous les hommes, serait en même temps l’antithèse du pluralisme. En tant que totalité, il exclut la notion même de choix. Une telle entité «?risque de se consumer en querelles théologiques?: le Tout et l’Unique sont ils encore libres??5?». L’ennemi politique Ce tableau est la caricature de l’amitié politique comprise, à la fois, dans un sens moral et dans une perspective eschatologique. Afin d’éviter une situation aussi inhumaine, il est donc impératif d’avoir présent à l’esprit la pérennité de la notion de l’ennemi politique. Mais que représente cette idée d’ennemi?? À quelle réalité renvoie le concept qui la sous-tend?? Ce n’est point un concurrent ni un rival au sens de l’adversaire personnel. Le fondement de l’inimitié privée est la haine personnelle, ce n’est point le cas pour l’inimitié politique. L’horizon de l’inimitié politique est l’exercice de la puissance, c’est pourquoi l’ennemi d’aujourd’hui peut parfaitement devenir l’ami de demain et inversement. L’inimitié politique est souvent plus humaine que les violences eschatologiques des rêveries métaphysiques de tous les idéologues convaincus d’incarner le Bien. «?Politiquement, l’ennemi est une collectivité qui met en question l’existence d’une autre collectivité6?. » Le sentiment de haine n’appartient pas à ce concept, il doit même en être totalement absent sinon toute action de l’ennemi, fut-elle désintéressée ou noble, devient automatiquement immorale, mauvaise et, à l’extrême, démoniaque. Considérer l’ennemi politique selon la perspective morale consiste à le nier, à le mettre hors de toute possibilité de représentation. L’amour des ennemis préconisé par l’Évangile n’appartient pas au registre politique puisqu’il porte sur les personnes et non sur les collectivités. Nier l’ennemi politique, c’est nier la paix, disait Carl Schmitt. Le(s) ennemi(s) politique(s) du Liban Ainsi, il n’y a d’inimitié politique qu’entre collectivités ou États. À cet égard, la Syrie est le cas le plus illustratif de l’ennemi politique puisque le présupposé de son action politique à l’égard du Liban est une négation de l’existence de ce dernier. Le discours de Fouad Siniora, lors du sommet arabe de Damas, a consisté tout simplement à nommer l’État syrien comme ennemi politique de l’État libanais. Il est superflu de dire que seul l’État a le droit de dire qui est l’ennemi politique. Il n’appartient à aucune autre partie de se substituer à l’État pour nommer l’ennemi. Tel est le drame du Liban. Les ensembles humains qui composent ce pays s’octroient indûment des droits en matière de dialectique ami-ennemi qui appartiennent exclusivement à l’État. Nul ne préconise que chaque Libanais haïsse à mort chaque Syrien. Nul ne préconise de devoir mettre la Syrie à feu et à sang. Mais tant que les régimes syriens ne reconnaissent pas, dans les faits et dans les actes, la souveraineté libanaise, ces régimes demeureront un ennemi politique. Il ne sert à rien de nier cette inimitié au nom de l’ethnicité, de l’histoire commune, de la parenté culturelle, etc. «?Un ennemi non reconnu est toujours plus dangereux qu’un ennemi reconnu7.?» Telle est le cœur du conflit de la crise libanaise. La Syrie, comme collectivité, est-elle aujourd’hui un ami ou un ennemi politique?? De la réponse à cette question dépend la stabilité de l’entité libanaise. La division des Libanais autour de cette question ramène à la surface la notion la plus mortelle pour l’existence des nations, celle de «?l’ennemi intérieur?» toujours annonciatrice de guerres civiles. 1- Julien Freund, L’essence du politique, 2004, 3e édition, Dalloz, Paris, pp. 442-537. 2- op. cit 3- Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, 1981, Garnier-Flammarion, Paris, t. II, 4e partie, chap. VI, p. 385-386. 4- op. cit 5- J. Freund, op. cit 6- J. Freund, op.cit 7- loc. cit. Article paru le mardi 8 avril 2008
«Lorsque les mots perdent leur sens, les gens perdent leur liberté.»

Confucius

Le titre de cette «?opinion?» peut sembler provocateur voire cynique en un monde où il est politiquement correct de proclamer un pacifisme de bon aloi, un antibellicisme de principe ou une neutralité consensuelle qui s’apparente plus au funambulisme instable qu’au réalisme de l’intérêt...