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Actualités - REPORTAGE

La capitale du Nord tiraillée par les courants contraires Tripoli la rebelle confirme son identité arabe et son ancrage sunnite Scarlett HADDAD

À quelques kilomètres de la frontière syrienne, Tripoli étale sa diversité et ses particularismes. Ville foisonnante, elle s’est toujours distinguée par un côté rebelle qui ne lui a pas valu que des bonheurs. Tiraillée aujourd’hui entre ses forces traditionnelles et la vague du Courant du futur, elle nage entre deux eaux, tentée par les courants islamistes, mais sans jamais perdre véritablement cette identité arabe, si profondément ancrée chez ses habitants. Son histoire raconte « l’autre » passé du Liban, mais les Tripolitains vivent aujourd’hui un présent tendu, complexe, avec, comme le reste des Libanais, une angoisse pour l’avenir… La prolifération des armes et les relations syro-saoudiennes crispées ne sont d’ailleurs pas de nature à calmer les esprits. Dès l’entrée de Tripoli, les banderoles célébrant la naissance du Prophète captent le regard des visiteurs, qui ne voient plus qu’elles. De l’avis des habitants, jamais une telle date n’a été célébrée de cette façon à Tripoli et, le plus étonnant, c’est que les banderoles et autres décorations consacrées à cette date portent la signature du Courant du futur, comme si cette force puissante, installée dans la ville depuis quelques années seulement, a choisi de se substituer à la traditionnelle « Jamaa islamiya » qui se chargeait en général de cette mission. D’emblée, la lutte sourde qui se joue à Tripoli et divise les habitants est donc perceptible, et si la grande majorité préfère une neutralité prudente, soucieuse d’éviter les conflits, les forces en présence se livrent à une bataille sans merci avec pour enjeu le contrôle de la plus grande ville sunnite du pays, la première cité du Liban. Installé devant son échoppe dans le quartier de Tell, fumant tranquillement son narguilé, Abou Imad est un vieux Tripolitain qui n’a jamais quitté sa ville. Il en est d’ailleurs fier et, comme beaucoup de ses compagnons, il cherche à minimiser les conflits entre les forces en présence, rappelant que la ville en a vu d’autres et qu’elle s’en est toujours remise. Abou Imad raconte ainsi qu’au début du vingtième siècle, Tripoli était la seule ville du Liban, Beyrouth n’étant encore qu’un village et des quartiers isolés. Selon lui, la ville avait été détruite par les Mamelouks alors qu’elle était occupée par les Croisés. Les Mamelouks l’ont ensuite reconstruite, notamment les souks autour de la citadelle. La cité n’a cessé de se développer, à cause de son port stratégique ouvert sur la Syrie, l’Europe et l’Afrique du Nord. Son économie était essentiellement basée sur le commerce, mais elle était aussi connue pour ses orangers et ses oliviers. Et c’est de là que viendrait son surnom de « fayhaa », la ville qui dégage des senteurs de fleurs. Tout naturellement, les Français auraient ainsi songé à en faire la capitale du Liban, mais belliqueux et combatifs, les Tripolitains étaient farouchement opposés à l’indépendance du Liban, allant même jusqu’à réclamer l’union avec la Syrie. Ce qui a poussé les Français à changer d’avis et à choisir Beyrouth. Selon Abou Imad, les Tripolitains n’ont pas agi ainsi par amour de la Syrie, mais par esprit de révolte comme ce qui leur paraissait imposé. « Tripoli est toujours la ville du refus », dit-il avec une pointe de fierté, avant d’ajouter : « Nul ne pourra briser son souci d’indépendance. » Tripoli a pourtant vécu des moments terribles au cours des deux dernières décennies. Et si, à certains moments, elle a paru apaisée, voire asservie par les services secrets syriens, le feu couvait en fait sous la cendre et le cœur des Tripolitains n’a jamais été dompté. L’histoire de la ville, depuis les années 70, a de quoi donner le vertige au plus détaché des observateurs. Pourtant, si on y regarde bien, c’est toujours le même esprit d’indépendance et d’enracinement arabe qui a dicté l’attitude des habitants. Si, en 1936, ils avaient manifesté contre l’indépendance du pays, considérée comme imposée par les Français, en 1976, les Tripolitains se sont par contre battus contre les troupes syriennes. Un ancien membre du Mouvement de l’unification islamique (le MUI fondé par cheikh Saïd Chaabane a été durement frappé par les troupes syriennes avant de renaître aujourd’hui, sous la direction de son fils, Bilal) raconte avec un rien d’amertume : « Lorsqu’en 1976, les troupes syriennes sont entrées dans la ville, nous pleurions alors que nos mères leur jetaient du riz. » Cheikh Ibrahim raconte ensuite que la ville a connu quelques années de pacification syrienne jusqu’en 1982, date de l’invasion israélienne du pays. « Un jour, et alors que les troupes israéliennes se déployaient jusqu’à Beyrouth, une rumeur a couru à Tripoli sur un débarquement israélien aux Cèdres. Tous les habitants du Nord se sont rabattus vers la ville et les notables ont alors décidé de remettre les clés de la ville aux Israéliens pour éviter sa destruction. Cette décision a provoqué un choc chez les jeunes de la ville qui ont décidé spontanément de fonder le MUI dont la mission essentielle était de combattre les Israéliens et de faire de la résistance. » À ses débuts, le MUI était un groupe hétérogène, sans identité et ligne politique précises, cherchant uniquement à se battre pour l’arabité aux côtés de la résistance palestinienne. Le MUI a d’abord été considéré comme une formation placée sous l’influence de la révolution iranienne, qui jouissait d’une aura magique auprès des musulmans. Il faut savoir qu’à l’époque, il n’y avait pas encore de discorde entre sunnites et chiites. Le MUI avait en outre la bénédiction de l’Arabie saoudite, qui appuyait aussi l’OLP de Yasser Arafat. Au cours des deux premières années de sa naissance, la formation n’a cessé de se développer et, sous l’impulsion d’Abou Ammar, a pris la place des leaderships traditionnels de la ville. Mais en 1983, Tripoli a été le théâtre d’affrontements terribles entre les troupes syriennes et les Palestiniens de Yasser Arafat. Les combats se sont terminés par le départ des fedayin qui ont laissé derrière eux un MUI puissant, mais désormais placé dans la ligne de mire des Syriens. À cette époque-là, raconte encore cheikh Ibrahim, les relations syro-saoudiennes étaient excellentes et c’est pourquoi la Syrie a pu porter un coup fatal au MUI en 1985, après des combats très durs. L’un des chefs de file du mouvement, cheikh Hachem Minkara, qui tenait la zone du port et, par conséquent, les finances de la formation, a échappé à une tentative d’assassinat avant d’être emmené en Syrie. Il y est resté détenu pendant 14 ans, dont six et demi passés dans un isolement total. À partir de 1986, la ville a donc été une fois de plus pacifiée par les Syriens, qui ont réussi à briser le MUI. Les familles traditionnelles, qui avaient perdu une partie de leur influence en raison du développement du mouvement, ont repris du poil de la bête. Un proche de l’ancien Premier ministre Omar Karamé raconte ainsi qu’après les combats avec le MUI, Tripoli était dévastée et Rafic Hariri, qui n’était encore à l’époque qu’un « bienfaiteur libano-saoudien », avait proposé de reconstruire le centre de la ville. Mais Omar Karamé avait refusé, préférant que les Tripolitains se chargent eux-mêmes de la besogne. D’ailleurs Rafic Hariri a bien retenu la leçon et lorsqu’il a voulu à nouveau étendre son influence sur la ville, il a préféré s’appuyer sur des notables locaux, comme Samir el-Jisr, dont la famille est l’une des plus importantes de Tripoli, au même titre que les Karamé ; ou encore comme Misbah Ahdab, dont la famille est aussi très respectée dans la ville. De 1986 aux années 2000, Tripoli a poursuivi une vie tranquille sous le contrôle des troupes syriennes. Le MUI est revenu sur la scène, mais en étant cette fois apprivoisé par Damas. Omar Karamé a pris le relais de son frère, mais en bon tripolitain, il a toujours eu des relations mouvementées avec les Syriens, ce qui lui a souvent valu de ne pas remporter les élections de façon éclatante, allant même jusqu’à devoir composer avec son rival et cousin Ahmed Karamé, élu député pour l’affaiblir… Mais sa popularité est restée considérable, tant sa famille fait partie du patrimoine de Tripoli. De nouvelles figures ont toutefois commencé à émerger, comme Mohammad Safadi, qui a obtenu le plus de voix aux dernières élections législatives, ou encore l’ancien Premier ministre Nagib Mikati, devenu très populaire bien qu’il ne se soit pas présenté aux dernières élections. Selon ses habitants, Tripoli a longtemps été en rivalité avec Beyrouth sur la fonction de Premier ministre, mais depuis l’arrivée de Rafic Hariri, cette donne a changé et celui-ci a occupé le poste, s’imposant naturellement comme le chef de file des sunnites du Liban. Toutefois, estime cheikh Ibrahim, à Tripoli, tout le monde n’était pas acquis à Hariri. Omar Karamé est entré en quelque sorte « en résistance », sans pouvoir toutefois effectuer des percées en raison notamment de ses relations difficiles avec les Syriens, et les islamistes ont refait surface à travers la Jamaa Islamiya et sa grande figure Fathi Yakan. Autorité religieuse incontestée, Yakan jouit d’une grande popularité dans les milieux islamistes tripolitains. Il s’est toutefois disputé avec la Jamaa en 1996, au sujet de l’alliance électorale de cette dernière avec Rafic Hariri. Yakan a ainsi fondé son propre mouvement qui regroupe en fait tous les courants islamistes qui foisonnent à Tripoli. Mais la Jamaa a conservé sa formation et son influence en se rapprochant des groupes radicaux dans la mouvance d’el-Qaëda. Les Tripolitains interrogés restent formels : ces groupes ne sont pas aussi influents et nombreux que les médias veulent les présenter. Les cellules d’el-Qaëda restent très réduites et elles ne sont actives que dans les quartiers de pauvreté extrême. Mais les islamistes de Tripoli ne s’inscrivent pas dans cette mouvance. Cheikh Ibrahim précise que ces groupes se sont multipliés à cause de la misère et du manque d’intérêt des autorités officielles envers la ville, qui a longtemps été négligée par le pouvoir central. Toutefois, ils restaient pratiquement sous le contrôle des SR syriens, avec la bénédiction de l’Arabie saoudite qui avait confié la gestion de ce dossier à la Syrie. Les Syriens s’étant retirés du pays et les relations entre Damas et Ryad s’étant détériorées, ces groupes se sont retrouvés sans garde-fou, agissant de leur propre chef selon un agenda fantaisiste et misant sur la misère de la population. Interrogés au hasard dans les rues, les habitants ont tous une réaction de rejet à l’égard des extrémistes, mais ils ne font pas l’amalgame entre ces groupes qui, selon eux, restent limités et étrangers à la ville, et la Jamaa Islamiya ou le Front d’action islamique de Fathi Yakan. Selon un analyste tripolitain qui a requis l’anonymat, plusieurs forces et courants politiques se partagent la ville. Il y a d’abord les familles, avec à leur tête les Karamé qui continuent à avoir leur popularité, celle-ci augmentant en proportion avec les positions hostiles à l’État de Omar Karamé, car les Tripolitains continuent à avoir un côté rebelle. Il y a aussi le groupe de Yakan qui est plus puissant que la Jamaa, mais en rivalité avec elle. Et enfin, il y a le Courant du futur sous la houlette de Saad Hariri. Selon cet expert, le Courant du futur a connu son apogée en 2005, juste après l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri, perçu comme une atteinte à l’identité sunnite et arabe. Mais les promesses non tenues, le quotidien difficile ainsi que l’apaisement de l’émotion suscitée par l’assassinat de Hariri ont permis aux autres forces de reprendre de l’influence. Ce serait d’ailleurs la raison pour laquelle, aux dernières élections pour choisir un mufti à la ville, en succession à cheikh Taha Sabounji, toutes les forces en présence ont dû s’entendre sur l’élection d’un candidat de compromis. Comme le dit un Tripolitain, « le nouveau mufti a été choisi par le Courant du futur, mais il a obtenu l’aval de toutes les parties. Son élection est donc une victoire pour l’entente ». Les habitants reconnaissent par ailleurs que les armes prolifèrent dans la ville, mais ils considèrent que ce n’est pas un phénomène nouveau. « Le Tripolitain a toujours porté des armes, précise Abou Imad. Cela fait partie de son goût pour les “abadayes”, qui ont marqué l’histoire de la ville. » Ici, il semble être de tradition de montrer ses armes aux occasions : mariage, enterrement, etc. Cela n’inquiète pas outre mesure les habitants qui estiment que les parties en conflit n’iront pas jusqu’à se faire la guerre. Elles se contenteront de provoquer des incidents pour « exister et tenter de marquer leurs territoires respectifs »... « Les armes, explique Oum Ahmed, ne sont qu’un plus, elles font partie du quotidien. Les conflits sont ailleurs. Ils se traduisent par une certaine rivalité dans les services sociaux. Mais cela ne signifie pas que Tripoli est au plus offrant. Elle reste fidèle à sa tradition, rebelle, arabe et combative. Les courants politiques passent, la ville reste. » Tripoli reste surtout un enjeu important pour les prochaines législatives de 2009 et un baromètre de l’état d’esprit des musulmans sunnites.
À quelques kilomètres de la frontière syrienne, Tripoli étale sa diversité et ses particularismes. Ville foisonnante, elle s’est toujours distinguée par un côté rebelle qui ne lui a pas valu que des bonheurs. Tiraillée aujourd’hui entre ses forces traditionnelles et la vague du Courant du futur, elle nage entre deux eaux, tentée par les courants islamistes, mais sans...