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Actualités - CHRONOLOGIE

En voiture, dans une école déserte, sur les bords de route, tout lieu isolé est valable pour accueillir les ébats interdits Les jeux de l’amour et du hasard de la jeunesse libanaise Mahmoud HARB

« Mais où diable peut-on faire l’amour dans ce pays quand on est jeune et pas marié ? » Depuis que Samir Kassir s’est posé cette question, dans « L’Orient-Express » de novembre 1995, quelques progrès ont été probablement enregistrés en matière de droit des jeunes célibataires à jouir de leur intimité. Mais il semble qu’aucune avancée notoire dans ce domaine, s’il en est, n’a été institutionnalisée, ou autrement dit, inscrite dans le code social et dans la législation. Voici les témoignages de trois étudiants qui ont éprouvé à des degrés différents la sévérité de la sanction sociale que pourrait subir tout jeune qui oserait braver l’interdit, sans disposer des moyens suffisants pour vivre sa liberté la plus intime, ainsi qu’un bref commentaire de ce phénomène que nous a accordé le psychanalyste Chawki Azouri. Ces lignes n’ont pas vocation à faire l’éloge du libertinage ou de la consommation du sexuel, mais visent plutôt à mettre en exergue l’anémie du processus d’individuation au sein d’une société où les libertés de l’individu sont souvent dissoutes par les revendications identitaires de la collectivité. «À quelle loi ou quel texte législatif se réfère la police pour réprimer les atteintes aux mœurs publiques ? Et, de toute façon, qu’entendez-vous par atteinte aux mœurs publiques ? » À l’autre bout du fil, le policier de service au standard de la brigade des mœurs en ce lundi d’élection présidentielle n’en croit pas ses oreilles. Rien de mieux que des propos crus pour éluder une question agaçante qui vient perturber la cacophonie rassurante des klaxons des voitures emprisonnées dans les embouteillages et des déclarations des responsables excités par le blocage politique. Le policier ne mâche donc pas ses mots. « Si une femme se donne en échange de 50 000 livres ou si elle se livre à un homme qui n’est pas son mari, voulez-vous que je la félicite ? De toute façon, qui êtes-vous ? » Le mot « journaliste » a immédiatement un effet ensorcelant sur le fonctionnaire. L’écouteur du standard du commissariat change instantanément de main. Sur un ton posé, un second policier explique que la brigade des mœurs applique la loi sur la répression de la prostitution, « qui interdit également les relations entre deux personnes du même sexe ». Or, il se trouve que l’homosexualité est prohibée par l’article 534 du code pénal qui sanctionne «toute conjonction charnelle contre l’ordre de la nature ». Passons. « Mais si la femme n’est pas mariée, et qu’elle pratique gratuitement un commerce intime avec un homme, nous sommes tolérants à cet égard, surtout s’il s’agit de son petit ami, vous comprenez ce que je veux dire. Mais si elle s’adonne à cette activité dans une voiture ou dans un lieu public, même isolé, nous ne pouvons qu’intervenir. Ce n’est pas pour écrire un article que vous posez ces questions, n’est-ce pas ?», a-t-il ajouté. Le ton sur lequel il a posé sa dernière question semblait indiquer qu’il ne tolérerait pas de réponse affirmative à son interrogation. Lui demander alors pourquoi son collègue et lui-même n’ont évoqué les auteurs des « infractions » qu’au féminin aurait probablement suscité son courroux ou du moins éveillé ses soupçons. Il ne restait plus qu’à raccrocher en balbutiant des « grands mercis », d’autant qu’il ne s’agit pas de se pencher dans ces lignes sur la parité ou sur l’égalité des citoyens et de leurs concitoyennes devant la loi. Il ne s’agit pas non plus de stigmatiser gratuitement des fonctionnaires qui ne font qu’accomplir le travail qui est exigé d’eux, moyennant un salaire sans doute aussi misérable que les payes touchées par une large tranche de la population. Néanmoins, les propos tenus par les policiers de la brigade des mœurs sont un symptôme révélateur d’un mal qui entache profondément notre société et entérine le délabrement de notre culture citoyenne. Tant que les fonctionnaires parleront de « femme » – allégorie désignant l’ensemble de la gente féminine – et négligeront l’ « homme » – autre terme singulier à connotation plurielle –, tant qu’il y aura une brigade des mœurs encadrant les comportements les plus intimes de la population, le processus d’individuation qui caractérise les sociétés démocratiques postindustrielles et qui constitue le pilier fondamental de la préservation de leur liberté, demeurera une insaisissable chimère au Liban. En effet, du fait de l’existence même d’une brigade officielle des mœurs, dont le champ de compétence est vaguement circonscrit et dont les interventions relèvent souvent du jugement discrétionnaire des policiers, la vie sexuelle d’une grande partie des citoyens libanais tombe a forciori dans le domaine de la chose publique. Comment rêver alors du déclenchement d’une dynamique sociétale, de ce processus d’individuation qui pourrait faire voler en éclats la structure communautaire et clanique, pour que la République libanaise puisse enfin mériter son nom ? Comment parler de démocratie citoyenne alors que ces mêmes citoyens ont à justifier leurs actes les plus individuels, les plus personnels, devant des fonctionnaires portant des uniformes ? « Les policiers m’ont demandé “Pourquoi et depuis quand je faisais ça”, et si je savais que “c’est interdit par la loi et par toutes les religions, y compris la mienne”. Ils ont ricané et se sont échangé des clins d’œil pendant toute la nuit que j’ai passée au commissariat. J’aurai voulu leur répondre par la phrase de Marivaux, dans Les jeux de l’amour et du hasard : “Mais encore une fois, de quoi vous mêlez-vous, pourquoi répondre de mes sentiments ?”. Pourquoi dois-je répondre de mes actes devant des inconnus ? » s’exclame ainsi Maria, 23 ans, actuellement étudiante à Paris. Entre jeunes amoureux et consentants Maria est bien sûr un prénom d’emprunt. Il en va de même pour les prénoms de tous les jeunes qui ont bien voulu accorder leur témoignage à L’Orient-Le Jour. Nombre d’autres ont refusé de partager leurs expériences respectives, même sous le couvert anonyme d’un prénom d’emprunt. C’est dire combien la sanction sociale terrifie l’actuelle jeunesse, réserve citoyenne de l’impossible République, qui n’a pas connu la disparition de tous les interdits pendant la guerre civile, et qui s’en va à la découverte de la terre des hommes tout en ayant à respecter, ou à contourner, les murailles de la contrainte sociale. « Je suis jeune et je dois découvrir le monde dans lequel je vis. Mais ce processus passe avant tout par la découverte de l’autre, de la personne vers laquelle converge mes désirs et ma curiosité. Si ma sexualité n’est pas mûre et autonome, je ne peux couper le cordon ombilical qui me rattache à mes parents. Je ne suis pas un cas isolé, mais mon expérience est vécue quotidiennement par une grande partie des jeunes de mon âge. Et l’on se demande pourquoi notre société est toujours noyée dans le paternalisme qui vire souvent au clientélisme, voire au populisme », estime Philippe, 24 ans, étudiant en psychologie, à Beyrouth. Tout comme Ahmad, il vit toujours chez ses parents car pour ces derniers, « cela ne se fait pas d’habiter tout seul quand on n’est pas marié ». « Ma famille ne possède pas de résidence secondaire qui aurait pu offrir un nid à mes amours et je n’ai pas le temps de travailler, parallèlement à mes études, pour me payer une chambre où j’aurai pu passer du temps avec ma copine que je ne peux certainement pas amener chez mes parents », souligne-t-il. À la belle étoile Eu égard à la situation économique du pays, et à la crise du logement qui provoque une flambée des loyers en zone urbaine, rares sont les jeunes qui peuvent se permettre de quitter leurs familles avant leur mariage. Vu le prix exorbitant des chalets en zone touristique ou le nombre restreint des hôtels qui pourraient accepter d’héberger un couple non marié, nombre de jeunes n’ont pas beaucoup de choix pour jouir d’un minimum d’intimité. Certains ont des amis serviables et plus fortunés qui acceptent volontiers de prêter leur logement. « Mais ce n’est pas une solution simple. Encore faut-il que le copain sorte de chez lui pour éviter les situations embarrassantes. Il faut donc prévoir la chose en avance, choisir un jour et une heure où il n’accueille personne et où il est en mesure de libérer son appartement, ce qui ôte tout le plaisir de la spontanéité », note Ahmad, 20 ans. « De plus, l’ami est nécessairement informé des détails de l’affaire. Il est donc presque impossible de préserver un secret intime. On devient également débiteur du copain auquel il faudrait rendre un autre service en échange. Sans oublier le fait que l’on doit subir les plaisanteries et les allusions vulgaires de l’ami. Certes, on peut faire semblant d’être fier de sa virilité. Mais je ne pense pas qu’un garçon qui aime une fille puisse supporter que ses copains émettent des commentaires à propos de la vie sexuelle de son couple », ajoute-t-il. Ahmad a donc préféré ne plus avoir recours aux faveurs de ses proches. Sa compagne et lui se sont alors mis à faire le mur de l’école où il a passé son enfance. « J’ai fréquenté cet établissement pendant 10 ans. Je connais tous ses recoins. Il y a un endroit où l’on peut sauter par-dessus l’enceinte. On ne risque pas d’être vu, surtout la nuit. On se retrouve alors dans le jardin. C’est romantique de faire l’amour sous un arbre, à la belle étoile. Mais nos escapades n’ont pas duré », raconte-t-il. « Un jour, nous avons été repérés par un policier. Il a immédiatement appelé une patrouille à la rescousse. Je me suis retrouvé dans la situation la plus humiliante de ma vie. Pour protéger ma compagne qui pleurait et tremblait à l’idée que les FSI pourraient appeler ses parents, je ne pouvais pas leur tenir tête et crâner. Ils nous ont sermonnés une heure durant, puis ils nous ont relâchés. La semaine d’après, la direction de l’établissement a érigé une grille de trois mètres là où nous faisions le mur », affirme le jeune homme avec regret. Pour sa part, Philippe a été plus chanceux. « Un dimanche, après nos examens semestriels, j’ai enfin pu passer quelques heures avec ma dulcinée. La nuit, la pluie, les rues désertes, le café chaud, tous les deux seuls dans une voiture : l’amour était dans l’air. Nous avons donc pris l’autoroute du littoral », se souvient-il. Mais l’ignorance du jeune couple en matière de géopolitique milicienne les a conduits directement… à Naameh, dans les environs d’un camp du FPLP-CG d’Ahmad Jibril ! « Le coin semblait désert. La route est sablonneuse et obscure, et on pouvait voir la mer. Le coin idéal ! Mais pendant nos ébats, un homme en civil muni d’une kalachnikov a frappé à la vitre. Heureusement que j’avais verrouillé les portières. J’ai levé la tête et j’ai vu qu’il y avait deux autres types avec lui », se souvient Philippe. « J’ai alors repoussé mon amoureuse de côté, j’ai mis en marche la voiture et j’ai foncé à pleine vitesse. De retour chez moi, j’ai eu de la fièvre toute la nuit durant tellement j’ai eu peur. Pendant un mois, je n’ai pas sorti mon véhicule du parking, de crainte qu’ils n’aient noté le numéro d’immatriculation », poursuit-il. Contrairement à Ahmad, Philippe n’a pas arrêté ses ébats dans les lieux publics. « Je n’ai pas de choix, car ma copine et moi n’avons nulle part où nous réfugier. J’ai repéré un parking obscur dans Beyrouth. Nous nous y retrouvons régulièrement. D’ailleurs, nous avons l’impression de vivre une aventure », admet-il pudiquement. Ahmad semble plus réticent au risque. « Je ne le referai plus. Désormais, j’attends que mes parents sortent pour une longue excursion. Bien sûr, il faut que ma conjointe rentre discrètement dans l’immeuble, sans être vue par le concierge. Et je dois aérer l’appartement et passer l’aspirateur pour éliminer toute trace de notre passage. Mais je ne serais plus humilié par ces types en uniforme », jure-t-il. Ce même sentiment d’humiliation a encouragé Maria à poursuivre ses études en France. « Là, je respire mieux, dit-elle. À Beyrouth, je ne supportais plus le regard des gens. J’avais l’impression que tout le monde était au courant. Je n’ose pas imaginer la réaction de mes parents, s’ils savaient », lâche-t-elle en soupirant. Les amours de la jeune fille qui a eu la malencontreuse idée d’apprécier la compagnie des femmes autant que celle des garçons sont sanctionnés par les dispositions de ce fameux article 534 du code pénal. « Un soir, j’ai rencontré une demoiselle dans un bar. Nous n’avions que ma voiture pour nous amuser un peu. Je n’aurai raté cette chance pour rien au monde. Mais ils sont arrivés… », confie-t-elle. « Je suis devenue paranoïaque. Je sortais rarement. Une plaisanterie anodine m’infligeait des nuits d’insomnie. J’interprétais chaque mot comme le signe que ma sexualité “contre-nature” était de notoriété publique. Mon équilibre psychique en était menacé, mais je n’osais même pas consulter un psychologue. Beyrouth est petit, tout se sait… Je devais partir vers un pays où les personnes comme moi n’ont pas à avoir honte de leur sexualité. Lorsque l’occasion de partir en France s’est offerte à moi, je n’ai pas eu à y penser deux fois », raconte-t-elle. Dans sa chambre parisienne, elle a suspendu la photo d’un bar beyrouthin très prisé par la jeunesse. Un bar où garçons et filles se mêlent en toute liberté. Nombre de ceux ou celles qui pourront y séduire un(e) partenaire pourraient toutefois voir leurs espoirs s’écraser contre une question fort anodine, en apparence. « Alors, où est-ce qu’on va ? »
« Mais où diable peut-on faire l’amour dans ce pays quand on est jeune et pas marié ? » Depuis que Samir Kassir s’est posé cette question, dans « L’Orient-Express » de novembre 1995, quelques progrès ont été probablement enregistrés en matière de droit des jeunes célibataires à jouir de leur intimité. Mais il semble qu’aucune avancée notoire dans ce...