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Actualités - OPINION

Ami, si tu tombes…

Nous nous essoufflons à courir derrière un avenir meilleur et nous revivons les mêmes tragédies de notre histoire. Antoine Ghanem nous a quittés dans la force de l’âge, il y a déjà une quarantaine de jours. Assassiné comme un chêne que l’on arrache avec ses racines. À quoi sert-il encore de discuter, puisque dès le départ nous ne parlons pas le même langage humain ? Trouble expérience de prétendre convaincre alors que les mêmes mots n’ont pas pour nous le même sens et que, plus amer encore, il ne s’agit plus de mots, de débat et de politique, mais carrément d’éthique et de morale. Un assassinat, cette politique par tous les moyens, n’est justement pas la politique. C’est l’exemple parfait de l’acte antipolitique, quoi que disent ceux qui prétendent connaître le dessous des cartes, alors qu’ils n’ont rien compris du tout. Ils essayent d’expliquer les événements en faisant compliquer, en voulant brouiller les pistes. Ils cachent leur désespoir en abdiquant d’une lutte qu’ils n’ont pas menée et plient devant le fait que tout est perdu. Or, tant qu’il y a une volonté chez quelques-uns, à condition aussi de ne pas leur tirer dans le dos, il y a de l’espoir pour tout le monde. Dans cet enchevêtrement soi-disant indémêlable, les choses sont bien plus simples qu’on ne le pense. Il s’agit du retour organisé d’une raison d’État que l’on connaît bien par tous les moyens ; les attentats et les greffes du terrorisme, le sit-in et la paralysie de l’économie, le blocage de la présidence et le hold-up du Parlement. Et dire que certains pensent encore que ce sont les FL qui ont tué Pierre Gemayel et que Walid Joumblatt est à l’origine du meurtre d’Antoine Ghanem. Ainsi, la majorité livre à la mort ses propres députés et la révolution du Cèdre consume ses propres enfants. Marwan Hamadé a-t-il livré aussi son neveu Gebran Tuéni ? Les anciennes forces du printemps se sont trahies les unes les autres chaque fois qu’elles l’ont pu. Walid Joumblatt s’est rendu auprès de Nasrallah le lendemain du 14 mars, ouvrant la voie à l’alliance dite quadripartite et au torpillage de la seule séance parlementaire destinée à voter la loi électorale avec le caza pour circonscription. Le résultat fut indéniablement une méfiance définitive d’une partie de l’opinion publique chrétienne à l’égard du leader druze et du clan Hariri. Michel Aoun à son tour, la fin de la tutelle à peine confirmée, s’est laissé aller au jeu de la Syrie contre la majorité qui a tenté de le marginaliser et a fini par s’aliéner violemment une autre partie de l’opinion publique chrétienne fortement attachée au souverainisme. Sauf que cette fois-ci, il y a eu mort d’hommes. Le dernier étant Antoine Ghanem. Le pays reste gravement divisé sur lui-même, les contradictions politiques sont relayées par des haines sociales et à part les réprobations de circonstance il n’y a quasiment pas eu chez les députés de l’opposition un quelconque regret ou repentir. Temps malheureux qui foisonne d’équivoques, de soufre et de sang. La mort du député Kataëb aurait dû cependant briser la glace et déclencher un élan de solidarité face à la tragédie qui surprend à chaque coin de rue. Parce qu’aucun homme ne s’est engagé en politique avec autant d’abnégation et de simplicité. Antoine Ghanem a eu comme seuls atouts dans sa carrière d’homme publique un labeur de chaque jour, une fidélité sans failles à ses principes et l’amour des autres. Il ne forçait jamais sa voix et pourtant c’était une voix qui portait loin. Jusqu’à cette journée du 9 août 2001 où il allait réconforter les étudiants réprimés devant le Palais de justice. Jusqu’à la Chambre où il a osé opposer, face à ceux qui ont fait de la liberté un concept creux, les libertés publiques vécues dans la pratique. Homme de prétoire, il n’a cessé de militer pour les libertés à une époque où le simple fait de manifester était sanctionné d’un emprisonnement de plusieurs jours. À Aïn el-Remmaneh, durant un des nombreux meetings organisés par l’ancienne opposition pour présenter des listes unies lors des élections municipales de 1998, les discours des politiques se mêlaient aux discussions de la foule et les tribunes regorgeaient d’orateurs qui s’apostrophaient les uns les autres sous les applaudissements partisans. On avait beau crier « Silence ! » personne n’écoutait. Chaque parti avait résolument décidé de bousculer et siffler ses compétiteurs, alors que tous cherchaient à former des listes communes. Je vis alors monter à la tribune un homme calme, serein et qui parla longuement, avec une bonhomie toute particulière. C’était la seule fois où tout le monde s’est tu. C’était la première fois que j’entendais Antoine Ghanem. Une histoire ordinaire qui vaut ce qu’elle vaut, mais qui se suffit à elle-même pour décrire combien le personnage dégageait, sans s’en douter, une autorité morale. C’est la raison pour laquelle nombreux sont ceux qui l’ont suivi sincèrement, tout en sachant qu’il ne pouvait rien leur offrir, à part ce devoir presque religieux de les représenter dignement. Le seul à avoir toujours eu suffisamment de recul pour parler un langage vrai et avec un certain moyen d’aboutir. J’enrage à l’imaginer au téléphone réclamant, comme un pressentiment funèbre et le ventre crispé d’angoisse quelques heures avant de succomber, une voiture blindée. Il savait qu’il était visé. Il était résigné. Pourquoi est-il rentré ? Ce pays en vaut-il la peine ? Il vaut tant qu’il y aura des hommes, comme Antoine Ghanem, sincères dans leurs convictions et qui ne sont pas prêts de laisser la barre au terrorisme. Cela coûtera cher. Le sang ne sèchera pas de sitôt. Peut-être. Mais cela coûtera moins cher qu’une émigration sans retour des enfants du pays. La voix d’Antoine Ghanem, celle de milliers d’entre nous, il faut qu’elle continue de résonner, quoi qu’il advienne. Comme ce Chant des partisans écrit à la veille du tournant de 1943 par Joseph Kessel et Maurice Druon et composé par Anna Marly pour la France Libre. Que de fois les Allemands ont-ils essayé de brouiller les ondes de la BBC pour empêcher qu’il n’atteigne les foyers français. On le sifflait alors et le parasitage nazi n’arrivait plus à le contenir. C’est ainsi que l’ont appris des milliers de résistants dans les maquis et qui l’ont psalmodié durant les veillées d’armes : « Ami, si tu tombes un ami sort de l’ombre à ta place… » Amine ASSOUAD Énarque
Nous nous essoufflons à courir derrière un avenir meilleur et nous revivons les mêmes tragédies de notre histoire. Antoine Ghanem nous a quittés dans la force de l’âge, il y a déjà une quarantaine de jours. Assassiné comme un chêne que l’on arrache avec ses racines.
À quoi sert-il encore de discuter, puisque dès le départ nous ne parlons pas le même langage humain ?...