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Actualités - OPINION

TRIBUNE Ajournements…

La décision de reporter le Salon du livre francophone de Beyrouth, Lire en français, à quinze jours de son ouverture a constitué une surprise désagréable, une mauvaise nouvelle, pour les organisateurs, les participants et le public tout à la fois. Les craintes liées à la sécurité et les impératifs de précaution qui s’imposent à l’ombre des circonstances actuelles existent depuis des mois. Ils sont réels et justifiés. Mais pourquoi donc avoir attendu le dernier quart d’heure pour s’en rendre compte, alors que tout le monde – libraires, éditeurs, auteurs et public – s’y était préparé et se faisait une joie de profiter d’une belle éclaircie au milieu de tant de morosité ? Ajournement ou annulation, toujours est-il que l’effet est le même. Même si la nuance est symbolique. Cela fait plus de 30 ans en effet que les Libanais reportent « à demain », à la « prochaine saison » ou à l’année prochaine leurs projets, leurs investissements et leurs engagements, leurs espoirs pour leur pays, la réalisation de leurs rêves et la concrétisation de leurs efforts de travail. Le Salon du livre francophone avait été également « reporté » en octobre 2006… Il est bien entendu que dans les périodes de danger immédiat, les activités culturelles sont les premières à pâtir. Et, pourtant, jamais les Libanais n’avaient autant lu que durant les années de guerre, et l’après-guerre a produit un foisonnement de créativité, une éclosion de talents, dans tous les domaines, artistique, littéraire, cinématographique, scientifique. Car la résistance d’un peuple se fait d’abord culturellement. Elle n’est pas seulement une question d’ordre sécuritaire, économique et politique. La culture est un acte de résistance et l’on reconnaît les grandes nations aux intellectuels et aux savants qu’elles produisent. Inversement, il y a plusieurs façons de tuer un pays ; étouffer sa créativité culturelle est le moyen le plus sûr d’éradiquer son être profond et son élan vital. Jamais la culture au Liban n’a démissionné face à la terreur et à la guerre. Jamais les ennemis du Liban n’ont pu occulter le rôle distinct que ce pays s’est fixé à lui-même. Les Libanais ont résisté aux années de guerre et traversé les épreuves d’après-guerre en continuant à créer, innover, lire, écrire, dessiner et faire des films. Si on leur envoie le message que cela ne sert à rien, que la « vie » est mise entre parenthèses au profit de la « survie », alors c’est l’esprit du Liban que l’on contribue à anéantir et pas seulement son corps. Car « ce n’est pas seulement de pain que se nourrit l’être humain », pas plus qu’une nation. Durant les années de guerre et les répressions d’après-guerre, la francophonie a été un bastion de liberté, une soupape d’oxygène. Elle a permis d’alimenter l’esprit de résistance, d’entretenir un souffle d’indépendance. Les mots de liberté qui pouvaient coûter la vie en arabe s’écrivaient en français. Se peut-il alors que cette francophonie si chère à ceux qui la pratiquent, cette francophonie qui n’est pas seulement une sphère culturelle mais, volens nolens, un patrimoine d’émancipation des peuples, se peut-il donc qu’elle batte en retraite face aux menaces qui ont toujours été le lot de la vie des Libanais aussi loin que remonte leur histoire ? Peut-elle seulement se permettre d’attendre que les « échéances » traversent les ciels d’orage, de se mettre en réserve et de priver les gens d’un instrument de résistance culturelle et de résilience face au destin de leur pays otage de sa géographie ? Le Liban deviendrait-il un potentiel sans cesse ajourné, une réalisation inachevée ? Un pays-fiction, à la vocation culturelle et même pluriculturelle loupée, à la fois chantre et victime de son pluralisme communautaire ? Si le Liban était véritablement un « message », dans quelle langue devrait-il l’exprimer ? Et quand, et comment ? Carole H. DAGHER Écrivain
La décision de reporter le Salon du livre francophone de Beyrouth, Lire en français, à quinze jours de son ouverture a constitué une surprise désagréable, une mauvaise nouvelle, pour les organisateurs, les participants et le public tout à la fois.
Les craintes liées à la sécurité et les impératifs de précaution qui s’imposent à l’ombre des circonstances actuelles...