Rechercher
Rechercher

Actualités - REPORTAGE

Blackwater, symptôme de la privatisation de l’armée américaine

L’une des priorités des agences privées de sécurité, telle Blackwater, est la discrétion. Du moins vis-à-vis du grand public. Depuis le 16 septembre, date à laquelle une fusillade à Bagdad, dans laquelle fut impliquée Blackwater, a coûté la vie à 17 Irakiens selon le New York Times, tous les regards sont tournés vers cette agence dirigée par Erik Prince, un multimillionnaire de 37 ans, ancien membre des forces spéciales américaines. Une affaire particulièrement embarrassante pour l’Administration Bush en ce qu’elle touche à un pilier de sa stratégie militaire, à savoir les agences privées. Pour comprendre ce que représente Blackwater pour l’Administration Bush, la lecture de Blackwater, the rise of the world’s most powerful mercenary army*, de Jeremy Scahill, un ouvrage célébré comme le best-seller de l’année par le New York Times, est indispensable. Dans ce livre extrêmement bien documenté, le journaliste lève le voile sur cette agence secrète, dont la formidable montée en puissance correspond à la révision de la stratégie militaire américaine par les milieux néoconservateurs. La théorisation de la guerre moderne par les néoconservateurs remonte aux années 90. En 1991, alors que Dick Cheney était secrétaire à la Défense, un dixième des personnes déployées sur le théâtre de la guerre du Golfe étaient déjà des agents privés. « Avant son départ, en 1993, Cheney a commissionné une étude à une division de la compagnie qu’il va finir par diriger, Halliburton, sur les moyens de rapidement privatiser la bureaucratie militaire », souligne Jeremy Scahill. En septembre 2000, les auteurs du Project for a New American Century, parmi lesquels figurent Dick Cheney, Donald Rumsfeld et le célèbre néoconservateur William Kristol, publient une étude intitulée Rebuilding America’s Defenses : Strategy, Forces ans Resources for a New Century. Un an plus tard, le 10 septembre 2001, Donald Rumsfeld, devenu secrétaire à la Défense de l’Administration Bush, relance l’offensive. Lors d’un discours au Pentagone, il appelle à lutter contre un « adversaire qui représente une menace, une sérieuse menace pour la sécurité des États-Unis d’Amérique » : « La bureaucratie du Pentagone ». Selon lui, il est urgent de revoir l’organisation de l’appareil militaire américain en créant un nouveau modèle, basé sur le secteur privé. Le lendemain, le 11 septembre, un Boeing 757 d’American Airlines s’écrase sur le Pentagone. La doctrine Rumsfeld est lancée, plus rien ne peut l’arrêter. En 2002, M. Rumsfeld enfonce le clou en développant, dans un article intitulé Tranforming the military publié par la revue Foreign Affairs, sa vision qui repose sur un usage élargi des agences privées dans tous les aspects de la guerre, y compris les combats. Blackwater est l’une des premières agences privées à bénéficier de ce changement de stratégie. Sur cette agence, l’auteur livre un flot d’informations. « Aujourd’hui, Blackwater a plus de 2 300 soldats privés déployés dans neuf pays, y compris à l’intérieur des États-Unis. Elle dispose d’une base de données comprenant 21 000 anciens membres des forces spéciales, soldats et forces de l’ordre qu’il peut appeler sans préavis. Blackwater a une flotte privée de plus de 20 avions, y compris des hélicoptères de combat. » L’agence entraîne des dizaines de milliers d’agents des forces de l’ordre, dont certains viennent de « pays amis ». Elle dispose d’une division de renseignements et a commencé à construire de nouveaux centres d’entraînement aux États-Unis, ainsi qu’aux Philippines. « Comme l’a observé un membre du Congrès américain, en termes strictement militaires, Blackwater pourrait renverser de nombreux gouvernements du monde », rapporte Jeremy Scahill. L’auteur précise que la société dispose de 500 millions de dollars de contrats avec le gouvernement, ce qui n’inclut pas son budget consacré aux opérations secrètes, avec des clients privés ou des gouvernements étrangers. La privatisation de l’armée, surtout lorsqu’elle repose sur des agences telles que Blackwater, suscite beaucoup de questions, dont certaines ont commencé à être posées mardi par le Congrès, lors de l’audition d’Erik Prince. La plus importante d’entre elles étant celle de la responsabilité. Grâce à Paul Bremer, et son Ordre 17, les agents de sécurité privés employés par le gouvernement américain bénéficient d’une immunité. Un amendement d’une ligne a certes été ajouté au projet de loi de financement pour la Défense de 2007 afin de soumettre les agents privés opérant sur des théâtres de guerre au code de justice militaire du Pentagone. Mais dans les faits, souligne l’auteur, il semble difficile que la justice puisse gérer les quelque 100 000 agents sous contrat, alors même que l’Administration peine à définir le nombre exact d’agents sous contrat dans les bases américaines en Irak... De manière plus globale, l’idéologie qui motive certaines agences est un autre facteur d’inquiétude. Des responsables de Blackwater, tel Erik Prince, qui ne cache pas sa proximité avec des extrémistes chrétiens, soutiennent fermement un agenda prônant la suprématie chrétienne, affirme l’auteur. Enfin, les critiques soulignent qu’une armée qui repose sur des mercenaires permet de lancer des guerres plus facilement. Lancer une guerre ne requiert que de l’argent et non un ensemble de citoyens qui doivent être convaincus du bien-fondé de l’opération. Mardi, au Congrès, certains élus se sont ouvertement inquiétés des risques d’une privatisation de l’armée américaine. Risques contre lesquels le peuple américain avait pourtant été mis en garde, rappelle l’auteur. En 1961, le président Eisenhower avait déclaré, lors d’un discours de passation des pouvoirs : « Dans les conseils du gouvernement, nous devons être en garde contre toute prise d’influence non justifiée, qu’elle soit délibérée ou non, de la part du complexe militaro-industriel. La possibilité d’une telle montée désastreuse d’un pouvoir abusif existe et continuera d’exister. Nous ne devons jamais laisser le poids de cette combinaison mettre en danger nos libertés ni notre système démocratique. » Émilie SUEUR *Nation Books, 2007
L’une des priorités des agences privées de sécurité, telle Blackwater, est la discrétion. Du moins vis-à-vis du grand public. Depuis le 16 septembre, date à laquelle une fusillade à Bagdad, dans laquelle fut impliquée Blackwater, a coûté la vie à 17 Irakiens selon le New York Times, tous les regards sont tournés vers cette agence dirigée par Erik Prince, un...