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Actualités - REPORTAGE

Renaud Egreteau, spécialiste de l’Asie, explique à « L’Orient-Le Jour » les raisons de la crise La pauvreté et la faim, moteurs du soulèvement birman Carine MANSOUR

Depuis le 18 août 2007, la junte militaire au pouvoir en Birmanie est confrontée à un mouvement de protestation contre l’augmentation massive des prix du carburant et des transports en commun. Une décision intenable pour un peuple qui vit déjà dans un niveau de pauvreté record. Renaud Egreteau, chercheur au Centre d’études et de recherches internationales et spécialiste de l’Asie, basé à Bangkok, analyse pour « L’Orient-Le Jour » les tenants et les aboutissants de la crise. Lorsqu’elle a accédé à l’indépendance après la Seconde Guerre mondiale, la Birmanie était l’un des pays les plus riches d’Asie. Après des décennies de mauvaise gouvernance, elle est devenue l’une des nations les plus pauvres de la planète, avec un revenu par habitant estimé à seulement 200 dollars. Le stoïcisme dont a fait preuve le peuple birman, qui vit sous la dictature depuis 45 ans, a été ébranlé en novembre dernier lorsque a commencé à circuler une vidéo du mariage somptueux de la fille du chef de la junte, le général Than Shwe. Les premières manifestations ont eu lieu en février, lorsqu’un « Comité du développement du Myanmar », parfaitement inconnu jusqu’alors, a appelé la junte à prendre des mesures pour répondre à l’inflation, aux problèmes d’éducation et à la faiblesse des infrastructures. Le déficit public s’est creusé à une telle vitesse que le gouvernement a renoncé à publier ses comptes depuis l’exercice 2001-2002. En déplaçant la capitale de Rangoun à Naypyidaw (construite pour un coût de 300 millions de dollars), le gouvernement a encore augmenté la dette publique et le coût de fonctionnement des institutions, déjà plombé par l’entretien de l’armée, dont les effectifs ont doublé en 10 ans pour atteindre 375 000 hommes. Pour réduire les déficits, le régime a augmenté presque tous les impôts, conduisant les petites et moyennes entreprises à la ruine, explique à Reuters un universitaire qui veut garder l’anonymat. Plus d’un quart des 56 millions d’habitants vivent avec moins d’un dollar par jour et la hausse des prix du carburant, annoncée en août, a plongé des dizaines de milliers de Birmans dans le désespoir. « La hausse du prix de l’essence et du gaz compressé, décidée brutalement le 19 août, a eu pour conséquence directe d’augmenter les prix des biens de première nécessité ainsi que des transports dans le pays. Ils ont donc affecté l’ensemble de la population birmane. Les premières manifestations en août ont été le fait de quelques dizaines d’activistes, rapidement arrêtés, d’où la lente gestation du mouvement de contestation », explique Renaud Egreteau. Les bonzes, une longue tradition d’opposition Ce sont les bonzes birmans qui ont pris le relais des premiers manifestants, devenant le fer de lance de l’opposition. « Les bonzes ont toujours eu une tradition d’opposition au pouvoir politique autoritaire, dès l’époque coloniale, souligne Renaud Egreteau. Ils se sont opposés aux colonisateurs britanniques qui avaient importé une main-d’œuvre indienne (hindoue, musulmane) afin de gérer leur colonie. Ce qui fut perçu comme une menace par la communauté bouddhiste birmane. Aujourd’hui, plus concrètement, les bonzes sont aussi touchés par la hausse des prix puisqu’ils dépendent des dons et offrandes de la population pour vivre. » En effet, la population est au contact quotidien des religieux qui vivent d’aumônes des habitants et pour l’âme desquels ils prient. Lorsque des dizaines de milliers de moines ont marché dans les rues de Rangoun, des habitants se sont pressés pour les applaudir, leur offrir de l’eau ou des fleurs. Les civils se prosternaient à leur passage. Les moines birmans jouissent d’une autorité morale et d’un crédit immense au sein d’une population profondément bouddhiste de laquelle ils sont très proches. Pratiquement tous les hommes ont été moines à un moment donné de leur vie, rappelle un spécialiste. L’ordination en tant que moine, même pour une courte durée, est un devoir religieux pour les jeunes et une façon d’honorer les sacrifices consentis par leurs familles. Déjà, une semaine avant les manifestations, les bonzes avaient commencé à boycotter les aumônes des militaires, fait hautement symbolique qui constitue un affront et l’équivalent d’une excommunication pour les bouddhistes. « C’est comme si le pape disait aux catholiques qu’ils ne sont plus chrétiens. Cette excommunication se traduit par une disgrâce publique et un isolement social », explique à Reuters Aung Naing Oo, autre expert basé en Thaïlande. La rapide montée en puissance des manifestations, depuis le ralliement des bonzes, pourrait-elle suggérer que les moines étaient déjà prêts à lancer ce genre de mouvement de protestation, notamment via une organisation de cellules opposantes ? « Depuis l’instauration du régime militaire en Birmanie en 1962, les bonzes ont été à la tête de l’opposition à la junte. Ils ont payé un lourd tribut lors de la révolte de 1988. Il n’est pas étonnant de les voir aujourd’hui se révolter. Mais ce mouvement est spontané, et je ne pense pas qu’il y ait des “cellules” de moines organisées dans le combat démocratique », estime M. Egreteau. La junte birmane a toutefois tardé à réagir. Les manifestations, qui ont débuté le 19 septembre, sont montées en flèche en une semaine jusqu’à culminer, six jours plus tard, avec quelque 100 000 manifestants dans les rues de Rangoun. Ce n’est que le septième jour que les militaires ont commencé à réprimer les protestataires. Le ralliement des moines explique-t-il le retard de la réaction du régime militaire ? « Il est particulièrement difficile pour le régime de voir la communauté bouddhiste se révolter contre lui, car il a toujours cherché à s’en attirer les faveurs. Du fait de l’impact médiatique qu’aurait une répression sanglante et délibérée contre les bonzes, le régime a longtemps hésité à intervenir », souligne M. Egreteau. Le régime militaire a en outre autorisé les manifestants à se rassembler, au quatrième jour du mouvement, devant la résidence d’Aung San Suu Kyi, la célèbre opposante. Pour M. Egreteau, « le ralliement devant la maison d’Aung San Suu Kyi semble avoir été une erreur de gestion des autorités. Depuis, les militaires ont quadrillé le quartier ». Différents scénarios pour l’évolution de la crise Et le sang a commencé à couler. Tant que la « vieille garde » de l’appareil militaire, recluse dans sa néocapitale de Naypyidaw, exercera son pouvoir d’une main de fer sur le pays, il ne faut pas s’attendre à des concessions, estiment les experts. « Le régime semble encore solide sur ses bases, d’autant plus que le centre du pouvoir n’est plus à Rangoun, mais à Naypyidaw (400 kilomètres au nord de Rangoun), la nouvelle capitale isolée. Une chute n’est pas envisageable pour l’instant », fait valoir Renaud Egreteau. Selon un diplomate expert de la Birmanie, cité par l’AFP, l’hypothèse la « plus vraisemblable » pour la crise actuelle est celle du « déjà-vu », avec une reprise en main musclée de la situation par l’armée, comme dans le passé (1962 avec le général Ne Win, 1967 lors de manifestations antichinoises, 1974 pour les obsèques de l’ex-secrétaire général de l’ONU, le Birman U Thant, etc). « Le scénario est toujours le même : on laisse la rue aux manifestants au début, puis on intervient par la force, une fois que tout le monde est bien identifié », explique ce diplomate. Une chute des généraux, au pouvoir depuis 45 ans, ne serait envisageable, selon ce diplomate, qu’avec la « conjugaison d’un mouvement de rue et de fractures internes entre les modérés et la vieille garde dure ». « Fractures impossibles à déceler tant le régime demeure opaque », souligne-t-il. « Est-ce que les militaires vont rester fermes ? Y a-t-il des fissures au sein de l’armée qui l’empêchera de mettre en œuvre une répression mortelle ? Tout implosera si les soldats refusent de tirer », souligne de son côté Tom Green, directeur d’un groupe de consultants basé à Manille et spécialisé dans la gestion du risque, Pacific Strategies and Assessment. « Tant que les méchants ont envie de tirer, cela n’ira nulle part. Mais s’ils hésitent, et qu’il y a un million de gens dans les rues, aucune organisation de sécurité ne peut tenir et on arrive à l’insurrection populaire », fait-il valoir. Coup d’État en douceur ou statu quo Un autre scénario avancé est celui du coup d’État rampant. Ce scénario impliquerait que des commandants de l’armée fassent du chef de la junte, Than Shwe, 74 ans, leur bouc émissaire et le sacrifient pour apaiser l’opinion publique. Une nouvelle direction apparaîtrait qui ouvrirait un dialogue avec l’opposition démocratique et accélérerait sa « feuille de route » vers la démocratie. Un scénario qui a eu lieu en 1998 en Indonésie, quand le président Suharto, alors âgé de 76 ans, avait été contraint de démissionner sous la pression de son commandant des armées et de remettre le pouvoir à un vice-président civil, qui a introduit par la suite des réformes démocratiques. Comme aujourd’hui en Birmanie, l’Indonésie subissait les pires difficultés économiques alors que la crise financière asiatique frappait durement la classe moyenne. « Je serais très surpris » que ce scénario marche en Birmanie, avoue cependant l’écrivain Bertil Lintner, spécialiste de la Birmanie installé en Thaïlande. « L’Indonésie avait une société civile en 1998. En Birmanie, il n’y en a pas. Je n’ai jamais entendu parler d’éléments modérés au sein de l’armée birmane. L’Indonésie avait des officiers de l’armée éduqués. Des gens qui voyageaient à l’étranger et s’ouvraient au monde extérieur. Il n’y a pas de ça en Birmanie. » Une dernière hypothèse serait le statu quo. Des manifestations se poursuivraient à petite échelle mais la junte, pressée par la Chine et ses partenaires commerciaux en Asie, ferait preuve de retenue dans la répression. La junte rencontrerait l’émissaire des Nations unies, encaisserait les critiques et offrirait quelques concessions à l’opposition démocratique. Des analystes soulignent néanmoins qu’il n’est pas dans les habitudes de la junte de laisser traîner les manifestations d’opposants et de céder aux pressions extérieures. « Ils ne vont céder sur rien du tout », affirme M. Lintner. « La Chine veut la stabilité, pas le changement. Elle entretient une relation étroite avec le régime en place. Un gouvernement démocratique qui change tous les quatre ans ? Elle n’en voudrait pas », conclut-il.
Depuis le 18 août 2007, la junte militaire au pouvoir en Birmanie est confrontée à un mouvement de protestation contre l’augmentation massive des prix du carburant et des transports en commun. Une décision intenable pour un peuple qui vit déjà dans un niveau de pauvreté record. Renaud Egreteau, chercheur au Centre d’études et de recherches internationales et spécialiste de...