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Dona eis requiem... Gilbert FOUMAREGE

Le 24 juillet dernier, on a donné à Rome, au palais du Quirinal, sous la baguette du très talentueux Riccardo Muti, le requiem de Verdi « pour le Liban ». Donner un concert pour une grande cause n’est pas particulièrement original. Mais l’idée de donner un requiem pour un pays, voilà qui pourrait paraître, de prime abord, saugrenu, sinon déplaisant, ou pour le moins déplacé. Le glas aurait-il donc sonné pour nous ? Il est vrai que pour sortir du profond marasme où s’enlise le pays, les tractations désespérées (et désespérantes), impuissantes à le ranimer, ont quelque chose de pathétique. Et l’on pourrait penser que l’initiative italienne, au demeurant louable, pourrait tout de même sembler tragiquement prémonitoire. Car si le Liban n’a pas encore rendu l’âme – il est à son dernier râle –, une certaine « idée » du Liban, en revanche, est, elle, bel et bien éteinte. Puis au train (funeste) où vont les choses, il y a peu d’espoir de la voir ressusciter ! Par ailleurs, force est de constater que les politiciens véreux et les (ir)responsables qui se pressent au chevet du moribond ne semblent pas particulièrement enclins à lui accorder un second souffle. Voilà pour l’intérieur. À l’extérieur, non plus, nous ne sommes guère gâtés davantage, et dans la pléthore d’« amis-qui-nous-veulent-du-bien », il n’en est pas un dont la sollicitude bienveillante à notre égard soit sincère (euphémisme). Il semble, tout au contraire, qu’une pernicieuse ligue (ou Ligue, c’est selon) œuvre à notre perte ; il n’est que de voir l’ampleur de la conspiration fomentée contre ce pays ; et le lent et méthodique travail de sape de ses institutions, sa sûreté, son existence même... « On » nous l’avait bien promis ! « On » a tenu parole. À ce point (de non-retour), l’on est en droit de se demander d’où (diable !) pourrait bien venir le salut tant attendu... ou le prochain coup fatal qui mettra fin à nos illusions. Aussi, l’idée d’un requiem « pour le Liban » trouverait, ici, sa pleine justification dans la mesure où, soutenue par une force visionnaire qui traverse tous les sentiments humains, elle exprime ce que nous, Libanais, ressentons aujourd’hui d’accablement, de révolte, de colère et d’abandon. Alors, pourquoi ce requiem ? Tout d’abord, parce que c’est ici-bas, dans une conscience purement terrestre, profondément et bienheuresement terrestre, que la mort est un au-delà que nous avons à apprendre, à reconnaître et à accueillir. Ensuite, parce que nous devons apprendre à nous retourner par une conversion de la conscience qui, au lieu de la ramener vers le réel qui n’est que la réalité objective, celle où nous demeurons dans la sécurité des formes stables et des existences séparées, la détournerait vers une intimité plus profonde, vers le plus intérieur et le plus invisible, au plus près de ce point où « l’intérieur et l’extérieur se ramassent en un seul espace continu ». Car, s’il est vrai que nous rêvons de voyager à travers l’univers, il n’en demeure pas moins vrai que l’univers est en nous ; l’éternité est en nous avec ses mondes, passé et à venir. Il paraît téméraire, en l’état où nous sommes, de prétendre concilier des contradictions et faire violence à ce que le temps et l’histoire ont fait de nous. Notre expérience à la violence impérieuse ne doit pas être étrangère à tout dépassement terrestre. Si on doit aller vers le plus intérieur, c’est pour surgir au-dehors, être fidèle à la terre, à la plénitude et à la surabondance de notre existence, quand elle jaillit hors des bornes, dans sa force excédente qui dépasse tout calcul. Enfin, ce requiem, l’un des plus passionnés et des plus beaux, apparaît comme la synthèse de notre vie parvenue au bord du gouffre. Tragique au sens fort, ce chef-d’œuvre de la musique sacrée sublime, dans le chant, la douleur de tout un peuple – le nôtre – avec la puissance visionnaire des grandes fresques du Jugement dernier. Par ailleurs, il nous engage à assumer pleinement cette douleur afin d’y puiser la force nécessaire pour la dépasser. Faire face à son destin est, selon Aristote, la quintessence de la tragédie ; aussi, embrasé par la force fulgurante de la douleur transfigurée, ce requiem emporte la sensibilité dans la violence et la plainte, à travers nos vicissitudes et nos malheurs. Ce requiem est un appel aux Libanais, à tous les Libanais, sollicités à confronter leur destin et, comme on voudrait le croire, à en infléchir le cours. Si, à l’instar de la mort, la vérité ne se peut regarder en face, le moment fatidique est venu pour nous de la regarder enfin dans les yeux. Chant de mort, pour les morts, ce requiem dit à nos martyrs qu’il faut mourir car la vérité l’exige, mais qu’il faut avoir la lucidité et la clarté du regard qui fait coïncider la crainte de la mort et la conscience de soi à trouver dans l’extrême négativité, dans la mort même, la mesure de l’absolument positif. Ô âmes candides, vous qui croyez que la fatalité est une réalité inéluctable à laquelle nul ne se peut soustraire, apprenez que le vulgaire est entraîné et que les seuls grands esprits sont ceux qui luttent. Alors, seulement, nous pourrons encore crier Libera me, après le douloureux Lacrimosa doux comme une émouvante supplication dont la ferveur se résout avec la brièveté d’une décision, celle de l’espoir assumé. On comprend, au bout de ce requiem, que le tragique, qu’il se dise sacré ou non, est précisément ce qui nous transcende et nous projette hors de nous-mêmes, au-delà de nous-mêmes. Ce requiem nous dit que nos déchirures, nos déchirements, ces larmes, ces douleurs-là, cette mort même sont profondément injustes car profondément terrestres et humains. Les douleurs, ces bleus de l’âme, sont à l’âme ce que sont à la mémoire les souvenirs : oubli. Pour que dans cet oubli, dans le silence d’une profonde métamorphose, (re)naisse une – notre – nation renouvelée. Écoutez cette musique à la ferveur mystique, lisez cette prose gémissante et menaçante, et vous verrez qu’il n’y est question que de nos angoisses et de nos appréhensions, de nos aspirations et de nos espérances. Cathartique, le sublime verdien n’est ici que le reflet du sublime humain, rex tremendae majestatis : aux pieds de ce juge implacable des Écritures, les hommes implorent, supplient. Cet hymne d’invocation à sa miséricorde, ce cri de suprême pitié, d’où sortiront-ils, sinon du plus profond de nos entrailles ? Libera me, Domine, Et lux perpetua luceat Libani. Maintenant, ouvrez grand les yeux car pour goûter cette musique, il faut un regard. Écoutez. Grazie mille signor Muti. Gilbert FOUMAREGE Enseignant Article paru le mardi 21 août 2007
Le 24 juillet dernier, on a donné à Rome, au palais du Quirinal, sous la baguette du très talentueux Riccardo Muti, le requiem de Verdi « pour le Liban ».
Donner un concert pour une grande cause n’est pas particulièrement original. Mais l’idée de donner un requiem pour un pays, voilà qui pourrait paraître, de prime abord, saugrenu, sinon déplaisant, ou pour le moins...