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Kiwan : Seules les élites intellectuelles et la société civile peuvent provoquer le changement

Directrice de l’Institut de sciences politiques à l’USJ, Fadia Kiwan ne peut comprendre le renouvellement périodique de la crise libanaise qu’à la lumière de ce qu’elle appelle « la permanence des alliances entre les élites locales et les puissances extérieures ». Ce processus, qui a pratiquement marqué la jeune histoire du Liban, a freiné la fédération des communautés dans le cadre d’un État unitaire et indépendant de toute ingérence. « Les alliances avec l’extérieur étaient mises en veilleuse toutes les fois que le régime et ses institutions fonctionnaient – ce qui est rare. Elles refaisaient surface lorsque le régime en place était en crise », soutient la politologue. Un dysfonctionnement qui continue d’éroder d’autant plus le processus d’édification de l’État, que le Liban se trouve aujourd’hui plus que jamais à la merci des équilibres dans la région. « Chaque composante de l’élite se tourne vers un allié stratégique pour trouver un appui extérieur qui puisse l’aider à consolider son pouvoir ou améliorer sa position », explique-t-elle, en rappelant la nature consociative du système, qui s’est progressivement articulé sur des alliances permanentes avec l’extérieur. Pour Mme Kiwan, le jeu des ingérences au Liban n’est pas « conjoncturel », mais plutôt « structurel ». « Tant que le régime est de nature consociative, se tourner vers l’extérieur fait partie de la logique du fonctionnement du système », souligne-t-elle. Comprendre aujourd’hui les nouvelles alliances locales à la lumière des alignements régionaux suppose que l’on admette d’abord l’existence d’un « grand malaise » à l’échelle de la région, illustré par les tiraillements entre les pays arabes conservateurs qui se prévalent de l’islam sunnite et le régime iranien. « La toile de fond est un conflit de puissance justifié par de multiples prétextes », affirme la politologue. Parmi les justifications avancées, le caractère « très conservateur des régimes arabes sunnites, et le caractère révolutionnaire du régime chiite. Nous sommes en face d’un islam conservateur qui affronte un islam transformateur, deux logiques différentes sur lesquelles se superpose un conflit d’influence ». Mme Kiwan rappelle au passage l’impact majeur qu’a eu et que continue d’avoir le conflit israélo-arabe qui, traditionnellement, a généré une attitude conservatrice proaméricaine au sein du bloc des pays arabes sunnites, et une attitude de compassion avec la cause palestinienne de la part du régime iranien et de ses alliés.  Autre point de divergence entre ces deux grands axes, l’attitude du monde arabe à l’égard de l’Occident, caractérisée par « une grande ambivalence », notamment au sein des pays arabes conservateurs dans leur rapport à l’Occident. « Ces régimes sont pro-occidentaux alors que leurs peuples sont hostiles à cet Occident. Ce dernier le leur rend très bien, à travers le regard négatif qu’il porte sur le monde arabe et le monde musulman en général », précise-t-elle. Une perception que nourrit « une méconnaissance de la région, cumulée aux multiples préjugés liés à la culture occidentale qui est une culture principalement impérialiste aux yeux des peuples de la région ». Bref, cette hostilité de part et d’autre est instrumentalisée par les régimes occidentaux qui, soutient Mme Kiwan, « cherchent à trouver un appui, un repère de justification pour les politiques agressives à l’égard du monde arabe ». Mais reste à savoir si les Libanais sont condamnés à rester, ad vitam aeternam, dépendants et assujettis à cette équation régionale complexe. La réponse est simple, soutient le professeur Kiwan : « Les élites communautaires ne voudront jamais consolider un État qui transcende les communautés pour la simple raison que pour elles, ce serait scier la branche sur laquelle elles sont assises. Elles ont constamment besoin de maintenir une distance et une prépondérance des communautés vis-à-vis de l’État pour pouvoir contrôler ce dernier et ne pas se trouver submergées, transcendées par lui. On peut dire qu’il y a une guerre implicite entre les communautés et l’État. Ce cercle vicieux ne pourra changer si l’on ne parvient pas un jour à un dépassement de la logique communautaire. » Ainsi, le paysage libanais apparaît aussi morcelé qu’il ne le fut durant la période de la guerre civile, avec toutefois un renversement des alliances qui semblent de plus en plus « contre nature ». « Les forces politiques les plus importantes au sein de la communauté chiite ont un allié stratégique qui est l’Iran et un second allié stratégique, la Syrie – sachant que la relation avec l’un ou l’autre allié n’est pas égale. Les sunnites, pour leur part, ont renouvelé et renforcé un peu plus leur alliance stratégique avec le régime saoudien. » « Les chrétiens, quant à eux, sont complètement divisés et, manifestement, n’ont plus d’alliés stratégiques. Ils ont des alliances simplement tactiques », relève Mme Kiwan. « La raison en est simple, poursuit-elle. Les puissances extérieures n’ont plus d’intérêt avec les chrétiens, non pas du fait que leur nombre ait diminué, mais tout simplement parce qu’ils sont divisés et qu’ils ont fait preuve d’échec lorsqu’ils étaient au pouvoir, d’où leur perte de vitesse en termes de puissance sur l’échiquier politique. » « En résumé, ajoute-t-elle, le paysage actuel est celui d’élites politiques chrétiennes qui mènent une lutte à mort pour le pouvoir, sans avancer aucun projet de société. En définitive, le fractionnement de la rue chrétienne ne fait que profiter aux deux forces politiques musulmanes qui, comme d’habitude, essayent, chacune de son côté, d’appuyer un groupe contre l’autre. » Et l’analyste de rappeler que depuis la querelle entre Béchara el-Khoury et Émile Eddé jusqu’à ce jour, les élites chrétiennes sont prises dans l’engrenage d’une guerre permanente, « devenue de plus en plus violente aujourd’hui ». Selon elle, l’enjeu principal au plan libanais local « est vraisemblablement celui de la conquête du pouvoir ». Preuve en est, dit-elle, le fait que les prétextes changent, et les alliances aussi, mais que les guerres se poursuivent. Pourra-t-on un jour espérer sortir de ce cercle vicieux qui risque de mener le pays à sa désintégration ? « Oui, dit-elle, à condition d’institutionnaliser et d’imposer les programmes politiques. La lutte politique est certes légitime, mais elle doit s’accompagner d’une rationalité dans le combat politique. Cette rationalité ne peut pas être l’œuvre des élites politiques, mais plutôt d’intellectuels », insiste Mme Kiwan. Elle critique d’ailleurs fortement le rôle actuel des journalistes, écrivains, professeurs d’université, artistes, militants de la vie associative et syndicale et cadres de tout genre qui affichent de plus en plus une attitude de « suivisme ». « Leur véritable mission est la propagation d’une culture politique. Ce sont eux qui doivent être à l’avant-garde du changement », soutient la politologue. « Malheureusement, la société civile n’a pas d’exigences réelles, ce qui est en contradiction avec l’esprit même de la démocratie. Lorsqu’elle choisit de participer à la polarisation sans faire l’effort de remise en question et de reddition de comptes, nous ne pouvons pas parler de démocratie », conclut Mme Kiwan. Je. J.
Directrice de l’Institut de sciences politiques à l’USJ, Fadia Kiwan ne peut comprendre le renouvellement périodique de la crise libanaise qu’à la lumière de ce qu’elle appelle « la permanence des alliances entre les élites locales et les puissances extérieures ». Ce processus, qui a pratiquement marqué la jeune histoire du Liban, a freiné la fédération des...