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Actualités - REPORTAGE

PORTRAIT D’ARTISTE - Des hommes à la voix de soprane David Daniels, ou le triomphe des contre-ténors

Curieux et cahotant parcours que celui de ces hommes à la voix de soprane. De triomphes en éclipses, de courants follement à la mode aux effacements inexplicables pour ne pas dire voués aux gémonies, le cheminement de ces voix d’anges, par une gent aux chromosomes normalement XY, a subi de nombreuses et turbulentes fluctuations à travers l’histoire de la musique. Si Farinelli, Porporino, Caparelli ont eu au XVIIIe siècle des carrières à faire pâlir de jalousie les grandes stars contemporaines, non seulement de l’art lyrique, mais aussi du hip-hop et des variétés, il y a aujourd’hui un retour en force de ces voix masculines haut perchées. Même le show-biz actuel a trouvé que ce créneau est rentable et non exploité. Et les grandes arias « opératiques » se sont recyclées, portées par des rythmes accélérés à la sauce rockeuse. Leur maître s’appelle Klaus Nomi, Oyen, et même le jeune Libanais Matteo que Beyrouth a fort apprécié il n’y a pas si longtemps et qui est passé récemment à l’Olympia. D’ailleurs, le jeune chanteur sera à nouveau dans la capitale libanaise le 12 août à l’église Saint-Joseph (USJ) où il interprétera le Stabat Mater de Vivaldi et des chants laudatifs, en hommage à la Vierge de Schubert et Gounod ainsi que d’autres compositeurs. Tant de voix aux modulations troublantes que même diva Castafiore ou dame Callas auraient écoutées avec beaucoup d’envie et d’admiration, car entre gens du même métier on se comprend… Tout remonte à la Renaissance. Pour le chant baroque, les castrats ont volé la vedette aux cantatrices quand les chanteuses femmes furent interdites de scène par des papes tels Clément IX ou Innocent X. Ni Haendel ni Mozart n’étaient indifférents à la puissance, à la beauté et à la pureté de ces voix dévoyées par les méthodes les plus barbares et les plus inhumaines. La période classique a rejeté ces « hérésies » vocales aux oubliettes et ce n’est que vers le milieu du XX siècle que l’engouement pour ces « voce d’angelo » a repris de l’ampleur, afin surtout de ressusciter la musique ancienne. Mais le phénomène a pris une vitesse de croisière et dépasse aujourd’hui largement le cadre des partitions « monteverdiennes » ou « purcelliennes ». Et les contre-ténors, sans recourir aux inacceptables et démentes violences physiques d’autrefois, sont des artistes comme tout le monde, souvent des pères de famille rangés, mais dont le singulier et ardu entraînement vocal les propulse vers des gloires insoupçonnées, inhabituelles. Sous les feux des rampes et les vivats du public, des monstres sacrés d’un genre nouveau ont émergé. Ils sont actuellement légion et la liste n’est guère exhaustive : Paulin Bundgen, Arnaud Raffarin, Philippe Froeliger, Hans Jorg, Charles Brett, James Bowman, Paul Esswood, Philippe Jaroussky et, le plus en vogue, en récitals et en CD, l’Américain David Daniels. Une véritable bête de scène Rien à voir avec le look Farinelli, emplumé, emperlé, outrancièrement grimé, sanglé dans des costumes moulants, croulant sous les brocarts et les velours, comme catapulté d’une autre planète. Physique de jeune homme BCBG, barbe bien taillée, coupe de cheveux « clear and clean », silhouette de sportif sans musculature herculienne, regard vif et coquin, sourire ravageur, geste prompt et non onctueux, David Daniels, à la présence scénique remarquable et à la prestation à vous plaquer au siège, est la coqueluche des amateurs de ces voix étonnantes. Né en 1966 à Spartanburg, en Caroline, de parents tous deux professeurs de chant, il semble être naturellement tombé dans le chaudron des gammes. Et, bien sûr, il est naturellement doté de l’héritage des appels des sirènes ! Très vite, il montre des dons exceptionnels et débute, jeune enfant, en tant que soprane. Mais c’est vers une formation de ténor qu’il se tourne dès que sa voix mue à l’adolescence. Il étudie au Conservatoire de musique Cincinnati, mais insatisfait de ses vocalises de ténor, il passe au contre-ténor lors de ses années d’études à l’Université de Michigan. Savait-il que le succès le guettait avec cette ferveur, cette force et cette fulgurance ? Il commence en 1992 au Metropolitan Opera dans Sesto de Jules César, salle prestigieuse s’il en fut une et où il sera applaudi bien plus tard aussi pour Le songe d’une nuit d’été de Benjamin Britten. Récompensé par le Richard Tucker Award en 1997, sa carrière est déjà lancée avec éclat. Il sera tour à tour Rinaldo, Orlando et Saul et chantera Tamerlan dans l’opéra Bajazet de Vivaldi. Sa réputation de bête de scène, avec sa démarche chaloupée et sa barbe de jeune patricien romain, fait courir les mélomanes de toute l’Amérique et, de Munich à Paris, en passant par Amsterdam, ce sont les mêmes applaudissements frénétiques qui clôturent ses concerts qui font de véritables tabacs. Vibrato généreux, choix de partitions rares (Pergolesi, Gluck, Purcell, Haendel, Mozart), timbre chaleureux, mezzo langoureux et tendre, tout cela laisse se pâmer les bel cantistes, même les plus allergiques aux « falsettistes », c’est-à-dire ces voix de fausset qui montent aussi haut que les aiguës des femmes... Ce n’est pas pour rien qu’il fera la une à Diapason et à Gramophone, tout en campant une ahurissante Théodora de Haendel à Glyndebourne ! Virtuosité « opératique » et magnifiques légato pour un tempérament de feu avec David Daniels, qui enregistre son premier disque à Paris, à l’église Notre-Dame du Liban (belle coïncidence pour le pays du Cèdre où le bel canto est encore à ses balbutiements !). Non content de se voir cantonner dans le répertoire baroque entre arias d’oratorios ou motets languissants, voilà que l’intrépide chanteur se lance vers des zones interdites et inexplorées pour des voix comme la sienne. Il attaque, en un savant patchwork, des sérénades de Beethoven, Caldana, Cesti, des lieds de Schubert, des pages de Gounod, Fauré, Berlioz, Poulenc. Sans oublier les poèmes de James Joyce, sur une musique du compositeur américain contemporain Morrisson. Une riche variété de styles qui veut montrer la capacité d’aborder une palette aux nuances, aux timbres et aux tonalités multiples. On reste un peu perplexe et dérouté devant cette beauté vocale, tout en scintillements féminins, qui sort d’une gorge masculine. Comme l’expression qui échappe à une vieille Polonaise qui écoute un contre-ténor du pays de Chopin interpréter une aria de La Traviata de Verdi en passant, en toute aisance, des graves du ténor aux roucoulements en trilles du contre-ténor ! Comme une fugace image substituant l’austère frac noir de l’amant au froufrou de la crinoline de la femme déchue ! Elle se retient de pouffer de rire comme devant une clownerie et cache son visage dans les mains comme pour se soustraire à un tour de magie. David Daniels a forcé ces frontières du conventionnel pour ne garder, à travers son sens de la musique et du théâtre, que l’essence de l’art. Avec lui, il faut oublier la particularité de la voix et ne retenir que le talent d’un chanteur capable de déployer, en toute netteté, les incroyables prouesses et ressources vocales. Phénoménal, cela va sans dire ! À défaut de pouvoir l’applaudir sur une scène beyrouthine (même à l’ombre des murmures, des commentaires, des regards qui en disent long ou des quolibets des mélomanes non avertis !) où l’on a, hélas, en ce moment, d’autres chats à fouetter, branchez vite le lecteur de votre CD pour un moment divin où Orphée tente de retrouver Eurydice. Il paraît que même l’auditoire du Covent Garden, qui en a vu bien d’autres, avait les larmes aux yeux… Edgar DAVIDIAN

Curieux et cahotant parcours que celui de ces hommes à la voix de soprane. De triomphes en éclipses, de courants follement à la mode aux effacements inexplicables pour ne pas dire voués aux gémonies, le cheminement de ces voix d’anges, par une gent aux chromosomes normalement XY, a subi de nombreuses et turbulentes fluctuations à travers l’histoire de la musique. Si...