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Actualités - OPINION

La nouvelle guerre des guelfes et des gibelins De Berlin à Beyrouth

Lorsque le Mur de Berlin s’effondra, le monde exulta à l’exception des nostalgiques et des frustrés des vieilles idéologies dont le culte coûta à l’humanité des millions de morts. Le démantèlement du glacis soviétique fut salué comme l’aube d’une ère nouvelle. Rares furent ceux qui mirent en garde contre cet excès d’optimisme. Ils étaient les seuls à réaliser que la chute du communisme brisait seulement un des masques de cette divinité à visages multiples qu’est l’optimisme historique. Aujourd’hui, la ligne de démarcation qui divisait Berlin en deux durant la guerre froide s’est déplacée vers la Méditerranée orientale. Tout porte à croire que cette ligne passe actuellement par Beyrouth, nouveau Berlin du premier conflit de la globalisation contemporaine. Que trouve-t-on de chaque côté de ce « check-point Charlie » que serait devenu le cœur de la capitale libanaise ? Une vision superficielle permet de dire qu’il s’agit de l’affrontement hégémonique d’intérêts économiques et stratégiques entre deux camps : celui de l’axe Europe-monde arabe-USA et celui de l’axe Iran-Syrie appuyé par la Russie et agissant via des milices et des organisations armées chargées de déstabiliser les pays qu’elles noyautent. Une analyse plus poussée dirait qu’il s’agit d’un conflit permanent entre les deux islams, sunnite et chiite. Mais, en profondeur, se profilent deux visions inconciliables du monde et c’est dans ce paramètre culturel que cet affrontement trouve son sens mais aussi son radicalisme qui risque de nous coûter très cher. Ce face à face rappelle étrangement les convulsions que l’Europe a connues durant le Moyen Âge dans ce qu’on appelle la « guerre du sacerdoce et de l’empire » et qui, dans les villes italiennes, entraîna des guerres civiles interminables entre les guelfes (partisans du pape) et les gibelins (partisans de l’empereur). Les uns et les autres étaient profondément religieux, mais ne partageaient pas la même conception politique. Le camp des guelfes actuels est mené par une idéologie théologique, celle du « vicariat du juriste-théologien » ou « wilayat al-faqih » qui confère à la traditionnelle ambition hégémonique perse un cadre religieux et intellectuel pouvant mobiliser les masses. Les alliés de ce système sont soit des prosélytes de la doctrine, comme le Hezbollah, soit des opportunistes tactiques, comme le régime totalitaire syrien ou le Hamas, pour ne pas citer la nébuleuse el-Qaëda. La doctrine de « wilayat al-faqih » confère un pouvoir absolu, en matière religieuse, politique et militaire, au juriste-théologien suprême reconnu infaillible et impeccable. Dans cet univers, la pensée cléricale dépouille l’homme de toute liberté et le soumet à la seule volonté de Dieu, ou du moins de son vicaire. Quant au camp des gibelins, il serait plus séculier mais en apparence seulement. C’est celui de la modernité néolibérale qui est en réalité une forme de tyrannie douce de la culture techno-financière. Cette idéologie soumet l’homme à des forces invisibles. Elle crée une situation inédite où la seule mobilité est celle des flux le long de structures imaginaires appelées réseaux, où la coercition est invisible et où la violence devient une guerre de velours. Dans cet univers culturel, le droit est ramené au fait ; le « messager est le message » (Marshall McLuhan) ; le « sens » est tout entier épuisé par ses signes et le pouvoir n’est plus celui des compétences mais uniquement celui d’autorités managériales. Chez les gibelins modernes, l’économie se dissocie de ses propres acteurs selon le dogme néolibéral : « la liberté économique conditionne la liberté tout court. » La liberté ne caractérise plus seulement la personne humaine, mais qualifie d’abord la circulation des biens marchands. Cette dissociation accorde plus de valeur aux forces agissantes de l’économie qu’aux acteurs de cette dernière. Telle est le deuxième mensonge fondamental, enraciné dans l’idéalisme platonicien, qui fige le cours de l’histoire et sape tout effort de changement. Le premier mensonge, quant à lui, est de nature éthique ; il proclame que cette même dynamique « dissociée » dépasse ses agents en valeur. Alexis de Tocqueville avait entrevu, au XIXe siècle, une telle évolution et l’avait qualifiée de « tyrannie douce » des démocraties. Force est de constater que la pensée des gibelins est plus tiède, plus molle, moins absolue, donc perfectible alors que celle des guelfes ne souffre aucune nuance de par son caractère totalisant et métaphysique. L’issue pour le Liban ne consiste pas à se mobiliser militairement pour tel ou tel système, mais à prendre conscience de cette vérité élémentaire qu’on appelle : bien commun, chose publique, bien public. On souhaiterait que les factions libanaises acceptent, le temps d’un éclair, de quitter les bas-fonds de leurs prisons identitaires et d’admettre que le rôle du politique n’est pas de figer l’essence intemporelle d’une identité, de réaliser le salut éternel ou de hâter les échéances eschatologiques, mais modestement de réguler les conflits dans l’intérêt de tout un chacun. Elles pourraient, alors, opposer une résistance salutaire à leur propre instrumentalisation par les intérêts des frères, des amis, des alliés, des chefs, des vicaires, etc. Avant d’accuser les « autres » d’être la cause de tous les maux qui ensanglantent le Liban, il appartient aux Libanais d’accorder une primauté absolue au bien commun de tous ceux qui, individuellement, ont pour patrie la cité libanaise. Pr Antoine COURBAN

Lorsque le Mur de Berlin s’effondra, le monde exulta à l’exception des nostalgiques et des frustrés des vieilles idéologies dont le culte coûta à l’humanité des millions de morts. Le démantèlement du glacis soviétique fut salué comme l’aube d’une ère nouvelle. Rares furent ceux qui mirent en garde contre cet excès d’optimisme. Ils étaient les seuls à réaliser que la...