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Actualités - OPINION

LE POINT L’adieu à Atatürk Christian MERVILLE

Vox populi, vox Allah… Des années durant, on a voulu représenter le Parti de la justice et du développement, grand vainqueur du scrutin de dimanche, sous les traits du grand méchant loup essayant de s’infiltrer dans la bergerie politique turque. C’est que, à raison probablement, il passait pour l’héritier de l’éphémère Refah de Necmettin Erbakan, partisan, disait-on, d’une théocratie à l’iranienne. À l’époque, un certain Recep Tayyip Erdogan militait dans les rangs islamistes. Surnommé dans sa jeunesse le « Mujahid » (combattant pour la foi), celui qui devait devenir Premier ministre après sa victoire aux élections du 3 novembre 2002 amorçait déjà un virage en souplesse, se présentant en « musulman-démocrate», libéral de surcroît et s’inscrivant dans le prolongement naturel du courant initié dans les années quatre-vingt, sous l’ère Turgut Ozal. Oubliées depuis les inquiétantes prises de position comme celle de 1999 quand, à la veille de son emprisonnement, il affirmait avec emphase : « Les minarets sont nos baïonnettes, les coupoles nos casques, les mosquées nos casernes et les croyants nos soldats. » De telles professions de foi lui valaient aussitôt la perte de son mandat de maire d’Istanbul et quatre mois d’internement. Huit ans après, est-ce bien un farouche guerrier de Dieu que les Turcs ont plébiscité, lui accordant 46,4 pour cent des voix, soit une confortable majorité de 340 sièges sur les 550 que compte le Türkiye Büyük Millet Meclisi ? Telle est du moins l’image que voudraient donner de lui les principaux partis d’opposition alors qu’elle est le lointain reflet d’un passé révolu. La réalité est que le Parti de l’action nationaliste (MHP) aussi bien que les socio-démocrates du CHP se sont trompés de combat. Il ne s’agit plus aujourd’hui d’islam et de laïcité mais de prospérité économique et d’adhésion à l’Europe. Les premiers à l’avoir compris auront été ces libéraux qui se sont dépêchés de tourner le dos à une élite regroupée autour de l’armée, de la magistrature et des hauts fonctionnaires pour rejoindre les rangs des extrémistes d’hier reconvertis en ardents défenseurs de la liberté d’expression, de l’économie de marché et de l’embarquement à bord du train des Vingt-Sept. Le quotidien Çumhuriyet peut bien parler du « noir bilan » du gouvernement sortant, dénonçant pêle-mêle le séparatisme kurde, la vente de banques à des groupes étrangers et un radicalisme religieux rampant. L’électeur, lui, préfère s’en tenir au langage des chiffres. La prospérité, ininterrompue depuis cinq ans, est de 7 pour cent et l’inflation a été ramenée sous la barre des deux chiffres. Seul nuage gris dans un ciel uniformément bleu : le chômage, officiellement de 9,9 pour cent, dépasse largement en fait les 10 pour cent, surtout dans les zones rurales. Étonnant paradoxe et non des moindres dans ce pays de toutes les contradictions : les partisans de la laïcité veulent une Turquie nationaliste, isolationniste même, et une armée forte quand leurs adversaires la veulent résolument fille du XXIe siècle et franchement européenne. Lundi matin, un éminent universitaire se désolait : « Nous venons de tourner le dos à Atatürk. » Il y a trois mois, rappelait-il, des centaines de milliers de personnes défilaient un peu partout dans le pays, arborant des masques représentant le plus illustre des Turcs pour exprimer leur refus d’un islamiste à la tête de l’État. Oui, mais les chants entonnés pour l’occasion remontaient aux années cinquante et Mustapha Kemal est mort il y a soixante-neuf ans. Conclusion d’un politologue : les dirigeants du CHP, le parti qu’il avait fondé en 1923, se sont fossilisés et Deniz Baykal, son chef, vient d’être invité à démissionner, après avoir perdu d’affilée quatre consultations populaires en douze ans. L’erreur n’est pas uniquement celle des formations civiles enfermées dans une rhétorique nationaliste totalement dépassée et qui ont laissé à la partie adverse le monopole des slogans sociaux. Elle est aussi dans l’insistance maladroite des militaires à vouloir s’ériger en gardiens d’une certaine orthodoxie démocratique qui a fini par avoir un effet boomerang. Ce sont, en effet, les multiples mises en garde de l’état-major qui ont transformé une simple victoire annoncée en un irrésistible raz-de-marée et peut-être sonné le glas de tout interventionnisme futur de l’armée. Pour autant, le déblocage de la crise institutionnelle ne paraît pas visible à moyen terme. Le vainqueur de dimanche n’a pu décrocher une majorité des deux tiers à l’Assemblée pour espérer imposer son candidat, le ministre des Affaires étrangères Abdullah Gül, à la présidence de la République. Or le conflit qui a débouché sur les élections anticipées du 22 juillet portait sur la succession d’Ahmet Necdet Sezer, dont le mandat est venu à expiration le 16 mai. Elle devrait connaître son épilogue avec la désignation d’un candidat de compromis. Erdogan doit se dire aujourd’hui que la victoire de la démocratie a parfois un goût amer.
Vox populi, vox Allah… Des années durant, on a voulu représenter le Parti de la justice et du développement, grand vainqueur du scrutin de dimanche, sous les traits du grand méchant loup essayant de s’infiltrer dans la bergerie politique turque. C’est que, à raison probablement, il passait pour l’héritier de l’éphémère Refah de Necmettin Erbakan, partisan, disait-on,...