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Actualités - CHRONOLOGIE

EXPOSITION - Beyrouth exhibe sa destruction à Singapour, ou voyage dans les bas-fonds de la guerre «L’étrange jeu des ponts» de Jocelyne Saab

Une image qui veut tout dire… Trois miliciens somnolant, filmés à la fin des années 70 en pleine guerre civile, transformés par Jocelyne Saab en une boîte à musique géante qu’on remonte à l’aide d’une clé et qu’on relâche, pour les voir tourner sur eux-mêmes, sur des chaises, bercés par la musique enfantine dans une image à la limite du rire, de la douceur et de la violence… De nouveau, tic, tic, tic, le bruit de la clé qui, une fois encore, à l’infini, rembobine l’image et laisse tourner les combattants… triste histoire d’un Liban qui se cherche dans la discorde, qui se détruit pour s’épanouir et qui attend calmement qu’on vienne tourner la clé pour reprendre la guerre… Jocelyne Saab, bientôt proclamée «Dona di Done» par l’Italie qui veut couronner «la Dame des Dames» sur une place prestigieuse de Rome en mai prochain pour toutes ses luttes pour les droits de la femme dans le monde arabe, vient de lancer à Singapour, depuis le 27 mars 2007, son exposition Mix-Média, «Strange Games Bridges». Des images rassemblées par la cinéaste en urgence dans ses archives de guerre, après l’été 2006, ainsi que d’autres images plus récentes, tournées sur les ponts en plein bombardement, il y a 7 mois. Après son dernier film Dounia (2005), sélectionné au Festival de Sundance, paru il y a quelques mois sur nos écrans, Jocelyne Saab retrouve de nouveau Beyrouth. Dounia, qui fait encore parler de lui la presse arabe, partagée entre l’attaque virulente du film, d’une part, et sa défense, de l’autre, se passe en Égypte et aborde brillamment la sexualité féminine, le droit de la femme au plaisir à travers le «phénomène» de l’excision, tout en s’intéressant également à la «chasse aux intellectuels» arabes, notamment en Égypte où se déroule l’action. Mais c’est surtout sur sa ville natale, Beyrouth, que la documentaliste, enfouie en Jocelyne Saab, a consacré une grande partie de ses œuvres. Pour cette exposition qu’elle lance au Musée de Singapour et qui compte faire le tour du monde, elle tente de «réparer» les ponts en les reproduisant en construction dans un «jardin suspendu». Le choix onomastique vient de l’étymologie arabe du mot «jardin» (janna), qui signifie «paradis». Un paradis certes perdu, dont l’artiste ramasse les débris en une remontée rétrospective dans les fragments de ses bobines. Suspendu, le jardin est comme le temps, figé à Beyrouth où tout le monde attend. La guerre entre-temps, qui «comme la végétation envahit la ville», semble se répéter éternellement comme veut le rappeler et le mettre en valeur l’artiste dans son dernier travail. Dans un espace qui se lit et se traverse en double sens, Jocelyne Saab laisse au visiteur des possibilités multiples d’interprétations dans un voyage «sensoriel et intellectuel». Reprenons donc l’exposition à son début. À l’entrée, un bruit de fond accueille le visiteur. Qu’on ait reconnu ou pas le son insupportable de ces MK l’été dernier, le ronronnement très vite pèse lourd sur notre poitrine et nous plonge ou replonge dans les labyrinthes sans fin de la guerre puisque nous nous trouvons, sans nulle échappatoire, prisonniers de la double complicité du ciel et de la terre. Pour commencer, un escalier initie le visiteur dans sa «montée» aux enfers. Beyrouth détruite tourne sur elle-même en un plan travelling sur un écran immense de 2,25 mètres de largeur et de hauteur. L’exposition en deux niveaux: la terre ferme comme «premier étage» et la passerelle construite en U (d’après la conception de la paysagiste Laurence Rass), à 2,25 mètres du sol, veut reconstituer les ponts, cible principale de l’artillerie israélienne de la guerre de l’été 2006. L’artiste veut reconstruire les ponts, symbole de liens et d’échanges entre les différentes contrées, voire communautés libanaises, transformés en sols fragiles, instables et incertains. Sur le sol virtuel, par l’effet à l’entrée d’une projection en plongée, le visiteur est surpris par des débris de verre et de miroirs, des restes de ruines, une jambe de mannequin et, plus loin, sa tête cette fois sur des écrans encastrés dans des gabions placés un peu partout dans la pièce qui fait 150m2. À partir de la passerelle, on peut regarder six ponts détruits, projetés au sol, réduits à n’être plus qu’une simple vision abstraite de l’absurdité du monde. Le passage d’un côté à l’autre n’est possible qu’à l’aide d’une créature étrange dont on ne voit que le jean en flou, qui traverse les ponts comme elle traverse l’image pour nous entraîner ainsi avec elle. Pour Jocelyne Saab, qui a l’art de capturer la vie quand elle transperce la mort, cette image nous ramène au texte de Beckett qu’elle cite: «Je ne peux pas continuer… mais il faut continuer... je ne peux pas continuer… je vais continuer…» La mer qu’on entraperçoit au loin, dans cette même image, appelle au voyage quand elle se noie dans le ciel. Sur d’autres écrans, des enfants filmés après un massacre jouent à la guerre avec une violence poignante et dérangeante. D’autres gisent au sol auprès d’autres civils, et des mères sans vie. Enfin quatre «mamans» regardent l’exposition, chacune d’elle projetée sur un grand écran. Le temps se lit sur le visage, comme la guerre, elles regardent avec un petit espoir mourir leur patrie. Mais avant de nous quitter, l’artiste signe son chef-d’œuvre en nous ouvrant sa propre maison, «la maison brûlée», où elle a vécu son enfance, participant par un petit souffle autobiographique à la souffrance de sa ville qu’elle veut calmer dans ses tourments et sa douleur, afin que le cauchemar ne se remette pas en place, afin que personne ne réussisse de nouveau à faire tourner la clé de la boîte de musique. Rita BASSIL EL-RAMY
Une image qui veut tout dire… Trois miliciens somnolant, filmés à la fin des années 70 en pleine guerre civile, transformés par Jocelyne Saab en une boîte à musique géante qu’on remonte à l’aide d’une clé et qu’on relâche, pour les voir tourner sur eux-mêmes, sur des chaises, bercés par la musique enfantine dans une image à la limite du rire, de la douceur et de...