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Actualités - OPINION

COMMENTAIRE Les enjeux politiques de la psychiatrie Par John Z. SADLER*

Chaque année dans le monde, des sommes considérables sont investies dans la recherche scientifique pour guérir des maladies mentales très graves, telles que le trouble bipolaire, la schizophrénie et la dépression. Pourtant, si les maladies mentales sont bien des pathologies avec des molécules coupables et des anomalies anatomiques, elles présentent aussi des différences importantes avec les maladies « physiques ». Car, aussi « médicales » soient-elles, elles sont aussi profondément et intrinsèquement sociales. Il ne fait aucun doute que les maladies cardiaques et pulmonaires, ou le diabète ont des conséquences sur le sentiment d’identité et d’appartenance des patients dans la communauté. Mais seules les maladies comme la schizophrénie, le trouble bipolaire, les troubles obsessionnels compulsifs et la dépression modifient directement et profondément la perception qu’une personne a d’elle-même. Un patient atteint de schizophrénie peut avoir le sentiment d’être un autre, que son identité est contrôlée par d’autres et que tous ceux qui l’entourent sont suspects et menaçants. Une personne en phase maniaque de trouble bipolaire est caractérisée par, outre des erreurs de jugement graves, voire potentiellement mortelles, un sentiment extraordinaire de bien-être que les personnes en bonne santé mentale ne ressentent pratiquement jamais. Un individu atteint de troubles obsessionnels compulsifs ne peut résister aux pensées et aux actions irrationnelles qu’il redoute et dont il a honte. Pour une personne dépressive, tout son être est sombre et insipide, et dépourvu d’émotions humaines ordinaires, telles que l’attente, le plaisir et le sentiment que les choses ont un sens. Les malades mentaux demandent souvent à leurs médecins : « Est-ce moi ou la maladie ? » Les symptômes de la maladie et l’expression de la personnalité n’étant pas faciles à distinguer, le traitement psychiatrique consiste souvent à démêler les deux. Mais, lorsque la personnalité se confond avec des manifestations pathologiques, les patients sont souvent ambivalents par rapport au traitement. Par exemple, le traitement d’un maniaque menace son sentiment extraordinaire de bien-être et risque de le faire sombrer dans un terrible épisode dépressif. Les idées singulières d’un schizophrène sont traitées par la pharmacothérapie, mais elles peuvent aussi être une source de fierté et lui donner une perception unique de soi qu’il veut préserver. Du fait de cette ambiguïté, les troubles mentaux sont liés au système de valeurs, aux convictions et aux centres d’intérêts d’une personne d’une manière différente des troubles physiques. Les symptômes physiques ne sont presque jamais considérés comme positifs, contrairement à certains symptômes mentaux. Par exemple, presque tout le monde est d’avis qu’une jambe cassée ou une pneumonie sont des choses négatives, alors que ce n’est pas toujours le cas pour les manifestations de maladies mentales, comme une énergie exceptionnelle, de l’euphorie ou une satisfaction béate. C’est pourquoi beaucoup de patients, tout en reconnaissant les bénéfices potentiels du traitement, hésitent parfois à compromettre leurs rares possibilités d’affirmation de soi. Si l’on ajoute à cela l’attitude réprobatrice et les pratiques ouvertement discriminatoires de la société à leur égard, il est étonnant que tant de patients se présentent à leurs rendez-vous chez le médecin et prennent leurs médicaments sans faute. Sans admettre explicitement le caractère ambigu des maladies mentales, beaucoup de pays ont trouvé des arrangements, comme la prise en compte de la santé mentale d’un criminel pour déterminer sa culpabilité. La société encourage – oblige même – souvent les malades mentaux à se faire soigner, tout en reconnaissant que, la psychiatrie étant source d’intrusion et d’étouffement pour les convictions et les valeurs personnelles, sa pratique doit être réglementée afin de protéger les libertés du citoyen. À mesure que la science déchiffre les énigmes de la santé mentale, on pourrait s’attendre à la disparition de ces problèmes de politique et de valeurs. Un consensus sur les causes et les remèdes de ces pathologies les rendrait aussi peu politiques qu’une jambe cassée ou une crise cardiaque. Personnellement, j’en doute fort. Projetons-nous un instant dans le domaine de la science-fiction. Imaginons que la neurobiologie parvienne à expliquer non seulement les principales maladies mentales, mais aussi la criminalité. Nous disposerions alors d’une parfaite biologie de la morale, permettant d’expliquer les comportements classiques ou déviants. Cette hypothèse pose précisément de graves problèmes politiques. Sur quel fondement baser les idées et les comportements désirables et indésirables ? Comment définir les normes de la criminalité et de la maladie mentale, expliquées par la science ? Ces normes correspondent-elles à mes valeurs, aux vôtres, à la théorie scientifique dominante, ou encore aux valeurs imposées par un dirigeant ? Les enjeux politiques de la psychiatrie sont incontournables. Il convient donc de les prendre très au sérieux. * John Z. Sadler enseigne la psychiatrie au Southwestern Medical Center de l’Université du Texas. Il est l’auteur de Values and Psychiatric Diagnosis. Il est l’un des directeurs de publication du journal Philosophy, Psychiatry & Psychology et de la collection International Perspectives in Philosophy and Psychiatry d’Oxford University Press. © Project Syndicate. Traduit de l’anglais par Emmanuelle Fabre Turner.
Chaque année dans le monde, des sommes considérables sont investies dans la recherche scientifique pour guérir des maladies mentales très graves, telles que le trouble bipolaire, la schizophrénie et la dépression. Pourtant, si les maladies mentales sont bien des pathologies avec des molécules coupables et des anomalies anatomiques, elles présentent aussi des différences...