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Actualités - OPINION

Ma patrie

Partir ? Certes, j’y ai pensé dans des moments de lucidité dépressive, submergée par les vagues récurrentes de désenchantement que me balançaient en pleine figure les prunelles de mes compatriotes. Ces gouttes corrosives transperçaient ma peau, s’engouffraient, contagieuses, dans mes pores au point que je me suis réveillée, une nuit de pleine lune, en sursaut, tremblotante, essoufflée à l’idée du cauchemar que mon pays pourrait réserver à ma famille, à notre vie. Mon pays ? C’était quoi au juste ? Une mosaïque d’identités théistes, sans cesse explosée et remodelée à l’aveuglette, au nom de principes chimériques qui résonnent désormais comme des rengaines médiévales. J’essayais de ravaler mon amertume, de ranimer mes rêves brisés, mais la nuit me conseillait de faire mon baluchon et de prendre la poudre d’escampette, loin de mes naïvetés optimistes. Je me suis approchée de la fenêtre pour scruter la nature lugubrement hivernale en quête d’un clin d’œil du destin qui m’inspirerait dans mes choix. Rien. Rien que ce « ciel bas et lourd qui pesait comme un couvercle sur mon esprit gémissant ». Il ne s’agissait pas de spleen. Non. J’avais l’impression d’assister, impuissante, à l’incinération de mes songes d’enfant, mes visions d’adolescente et mon espérance d’adulte. De ramper nue sur une terre bourbeuse, semée de gouffres vertigineux. La solitude de cette nuit-là a creusé de profonds sillons dans mon être. C’était presque physique. Mes muscles étaient endoloris par ma vaine reptation. Ma tête était enserrée dans un affreux étau. Je peinais à respirer ; l’air que j’inhalais terrassait mes poumons. Je commençais à me sentir étrangère dans mon pays d’origine. Ces racines qui me liaient au sol ne parvenaient plus à retenir mon envol. Elles se muaient en menottes dans le brouillard épais qui m’entourait, qui nous encerclait de toutes parts. Devais-je abandonner ces landes vertes qui m’ont vu naître et qui sont devenues quasi désertiques sous les vestiges de nos guerres fratricides ? Tourner le dos aux splendeurs orientales de ma jeunesse qui se recroquevillait dans les coins de l’angoisse et de la peur ? Glaner les cendres de mon optimisme d’antan pour les disperser dans les arrière-cours de ma mémoire avant de prendre le large ? Les pleurs stridents de ma fille m’arrachèrent à ma léthargie nocturne. Que me reprochera-t-elle à l’avenir ? De l’avoir déracinée ou enfermée dans une geôle nationale ? Là-bas, à mille lieues, étreindra-t-elle la vie avec passion, narguant le danger, flamboyante et libre ? Saura-t-elle allier féminité et courage, avoir une appartenance et se détacher du centrisme qu’on essaiera de lui imposer ? Préservera-t-elle le legs de solidarité, de générosité et de force immortelle ancrée dans ses gènes levantins ? Humera-t-elle les senteurs de son enfance sur des cimes montagneuses reflétant la mer azurée ? Sa peau aura-t-elle la couleur du soleil et le parfum des cèdres ? Et moi, moi qui ai toujours cru si fort dans ma patrie, en dépit de ses luttes intestines, ses folies meurtrières et ses cruelles progénitures, irai-je à ma perte en abandonnant ma patrie, dans les entrailles de laquelle coule mon sang, gisent mes ancêtres et bat mon cœur ? Ou sera-ce ma planche de salut, loin de la violence et de la démence ? Je ne savais plus rien. L’aube pointait déjà quand je m’endormis, bercée par l’appel du muezzin à la prière mêlé aux cloches des laudes. Étrange patrie, fut ma dernière pensée. Fida KHALIFÉ ABSI
Partir ? Certes, j’y ai pensé dans des moments de lucidité dépressive, submergée par les vagues récurrentes de désenchantement que me balançaient en pleine figure les prunelles de mes compatriotes. Ces gouttes corrosives transperçaient ma peau, s’engouffraient, contagieuses, dans mes pores au point que je me suis réveillée, une nuit de pleine lune, en sursaut,...