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Actualités - OPINION

IMPRESSION Fou ?

Dans l’après-midi du 14 février, alors que je me trouvais chez mon marchand de légumes, des gens ordinaires commentaient à demi-mots les discours de la journée. Les Libanais, c’est bien connu, sont obsédés de politique. Ici bien plus qu’ailleurs, leur quotidien, leur lendemain, leur avenir dépendent des gens du pouvoir. Pas un petit commerçant qui ne possède dans un coin de son échoppe un poste de télévision branché sur les informations. Ce jour-là, un seul nom revenait sur les lèvres, dessinait des sourires coquins, plissait les yeux et diffusait une légèreté que l’on croyait disparue. Joumblatt ! « Il est fou, ce Joumblatt ! », « Ma tête à couper s’il ne s’est pas dopé avant ce discours ! » « C’est sûrement lui la prochaine victime ! » « Tu parles, c’est encore sur nous qu’ils vont se venger », « Moi je pense qu’il est déjà mort dans sa tête. Seuls les morts ne craignent pas la mort. » Commentaires dictés par des années de muselage où les mots avaient à eux seuls le pouvoir de tuer. En ces temps de plomb, il était obligatoire de préférer le mot « présence » à celui « d’occupation ». « Syrie » et « Syrien» étaient également tabous, tant pour les forces en présence au Liban que dans la bouche des chancelleries. Qu’a fait Joumblatt ! Joumblatt a interpellé le président syrien Bachar el-Assad comme personne n’avait osé le faire avant lui. La foule, hilare d’abord puis médusée, a assisté à ce corps-à-corps avec l’ombre en retenant son souffle. « Toi l’oppresseur de Damas, toi le singe inconnu de la nature, toi le serpent que fuient tous les serpents, toi le Léviathan vomi par la mer, toi le monstre parmi les monstres… » Tout cela, il l’avait écrit. Pour qui fréquente la page et l’encre, ces mots, il les avait choisis parmi des milliers d’autres. Malgré les apparences, ce ne sont pas des insultes. La référence à la nature, aux animaux qui existent et qui n’existent pas, au Léviathan et aux monstres situe le discours de Joumblatt dans une sphère mythologique à laquelle la foule n’a pas accès. Sans doute ne s’agissait-il pas tant pour le seigneur de Moukhtara de chercher à humilier son ennemi juré que de le définir. En quelques qualificatifs pour le moins fleuris – et que retiendra la tradition orale –, Joumblatt transportait Assad dans une arène plantée aux confins de l’histoire. Dans ce langage inédit en politique et qui est plutôt celui des poètes, des prophètes ou des visionnaires, il lui signifiait qu’il savait, qu’il reconnaissait en lui celui par qui viendrait la fin ou le commencement du Liban. Pour nous, la fin ou le commencement du monde. Joumblatt est-il fou ? Il l’est assurément, au sens où le sont les fous des foires, des cours ou des tarots. Il est cette figure, innocente pour certains (Joumblatt a demandé pardon pour tous ses crimes de guerre), absolument libre pour d’autres (il est déjà mort ?), autorisée à dire les choses les plus graves sur le ton le plus léger. Il est convenu que le premier mouvement, devant le Fou, est de s’en désolidariser. Mais il ne s’élimine pas par la violence. Tout ce qu’il représente doit être intégré dans un ordre nouveau, plus compréhensif, plus humain. Le Fou rejeté ou condamné symbolise un arrêt dans l’évolution ascendante. Damas a répondu. Son journal officiel a traité Joumblatt de salaud. Fifi Abou Dib
Dans l’après-midi du 14 février, alors que je me trouvais chez mon marchand de légumes, des gens ordinaires commentaient à demi-mots les discours de la journée. Les Libanais, c’est bien connu, sont obsédés de politique. Ici bien plus qu’ailleurs, leur quotidien, leur lendemain, leur avenir dépendent des gens du pouvoir. Pas un petit commerçant qui ne possède dans un...