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Fable mongole à l’usage des Libanais David SAHYOUN

Je ne sais si vous vivez la même sensation d’étrangeté que moi, mais à voir ces tentes plantées dans les places publiques, les forteresses où nos seigneurs se barricadent, à entendre les oracles et autres pythonisses nous promettre des lendemains apocalyptiques, à surprendre les citadins qui paniquent et se calfeutrent chez eux, j’ai l’impression de vivre non pas vingt ans en arrière mais 400 ou 500 années, au temps de l’obscurantisme du Moyen Âge. Aussi, je m’en vais vous conter l’histoire de cette chamelle mongole qui a fait preuve d’un comportement beaucoup plus sensible et policé que bien de ceux qui se qualifient de responsables dans notre pays. Cela se passe dans le désert de Mongolie où une famille nomade a installé sa yourte pendant une saison. Cette famille est composée du père, de la mère avec leurs deux garçonnets et des grands-parents. Leur principale ressource vient de l’élevage : quelques chèvres, des moutons, mais surtout un grand troupeau de chameaux. C’est un beau tableau que celui d’une troupe de chameaux : la tête relevée majestueusement comme Louis XIV avançant le nez en l’air avec ses trois étages de perruque, ils se déplacent lentement, jetant du haut de leurs deux bosses un regard supérieur aux humains qui les gardent. Notre famille mongole est à leurs petits soins et veille beaucoup à leur reproduction. Et c’est un plaisir tout attendri que de voir les bébés chameaux naître et gambader. Un jour, une chamelle met bas après beaucoup de souffrance. La femme mongole la nettoie, la rassure en la caressant et fait de même avec le bébé chameau tout blanc qui ne tarde pas à se mettre maladroitement sur ses pattes et s’approche des mamelles de sa mère pour téter. On voit alors celle-ci pousser un grognement énervé et s’éloigner de quelques pas. Le petit chameau pousse un gémissement aigu et effectue une nouvelle tentative : sa mère grogne encore plus fort et s’éloigne. L’homme l’attache à une corde et la ramène vers son petit que la femme pousse vers sa mère. La chamelle se rebiffe, rue et pousse un long grognement en échappant à l’homme. « Elle rejette son petit », dit la grand-mère. « Elle n’en veut pas », renchérit le grand-père. Pendant quelques jours, l’homme et la femme effectuent de nouvelles tentatives pour rapprocher le petit de sa mère, mais en vain : très manifestement, elle refuse de le reconnaître et de l’allaiter. C’est un triste spectacle qui s’offre aux yeux : le bébé chameau est étendu sur le sable, poussant des glapissements plaintifs, au bord de l’inanition, et sa mère, à quelques pas, lui jetant un regard courroucé et gardant ses distances. Un conseil de famille s’organise alors au cours duquel le grand-père déclare qu’il n’existe plus qu’une solution : faire appel à un musicien du bourg proche pour qu’il joue une musique qui adoucirait la chamelle et la réconcilierait avec son petit. Aussitôt, les garçons se mettent en route et prennent contact avec le musicien qui promet de venir dès que possible. Quelques heures plus tard, il arrive sur sa moto avec un instrument à musique à deux cordes qui est identique à notre rabab. Il ceint son instrument d’une écharpe et la femme mongole l’accroche à l’une des bosses de la chamelle. Celle-ci est intriguée : elle regarde vers le rabab et pousse de brefs cris. Le vent qui s’engouffre dans le creux de l’instrument en fait ressortir un son étonnamment semblable à celui que pousse la chamelle qui semble contente. Lorsque l’instrument est bien imprégné de l’odeur de la chamelle, le musicien le reprend, s’installe à trois ou quatre mètres et commence à jouer pendant que la femme caresse lentement la chamelle et accompagne la musique avec un chant très mélodieux. Progressivement, la chamelle les accompagne avec des sons en totale harmonie avec l’ensemble et on constate bien qu’elle s’est adoucie, jetant des regards de plus en plus insistants vers son bébé. Lorsque la musique cesse, la femme amène le bébé apeuré vers sa mère. Et celle-ci qui, il y a encore quelques heures, le rejetait avec hargne, la voilà qui penche son long cou tortueux et lui caresse la tête, lèche son petit corps de tous côtés et lui facilite l’accès à ses mamelles. « Ça y est, ils sont réconciliés, elle l’accepte, maintenant tout va bien se passer », dit le grand-père. Une des leçons à tirer de ce conte, c’est que cette chamelle et cette petite tribu ont fait certainement preuve de beaucoup plus de sagesse, de sensibilité et de bon sens que nos politiciens de tous poils, qu’ils appartiennent à ce qu’on appelle la majorité ou à l’opposition (ces mots sont vidés de leur sens). Aussi, voilà ce que je vous propose : puisque la mode est aux pétitions, rédigeons-en une dans laquelle nous demanderons à la République mongole le transfert de cette tribu nomade au Liban afin qu’elle nous aide à trouver la solution qui nous éviterait de retourner à l’âge de pierre ou, si on nous la refuse, écrivons-en une autre dans laquelle nous demanderons l’asile politique auprès de ce troupeau de chameaux. Article paru le Mercredi 10 Janvier 2007
Je ne sais si vous vivez la même sensation d’étrangeté que moi, mais à voir ces tentes plantées dans les places publiques, les forteresses où nos seigneurs se barricadent, à entendre les oracles et autres pythonisses nous promettre des lendemains apocalyptiques, à surprendre les citadins qui paniquent et se calfeutrent chez eux, j’ai l’impression de vivre non pas vingt...