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Actualités - OPINION

La non-cité : d’un village à l’autre Pr Antoine COURBAN

Parlant de la cité, Hannah Arendt affirme : « La Polis grecque continuera d’être présente au fondement de notre existence […] aussi longtemps que nous aurons le mot politique à la bouche. » Qu’est-ce qui a bien pu permettre le passage de la vie sauvage à la vie au sein d’une cité ? Les sophistes pensaient que cela était dû à la possession du « logos ». Protagoras affirmait que les hommes, malgré tout leur savoir, demeuraient incapables de construire une cité tant que Zeus ne leur avait pas octroyé l’art politique ou technique de la cité. Mais en quoi consiste cet art ? Protagoras répond en lui reconnaissant deux volets : le « respect » et la « justice », également répartis entre les hommes et qui permettent, seuls, d’instaurer des liens d’amitié (philia) entre les différents membres de la communauté des citoyens. La technique de la cité ne relève pas de l’état de nature, mais de celui de la culture. Il est inutile d’ajouter que cette amitié et ce respect concernent les relations entre individus et non entre groupes. Il ne suffit pas, en effet, que des collectivités diverses se côtoient ici ou là. Il est nécessaire que chaque citoyen s’intègre, à titre individuel, dans l’espace public. Tel est le fondement de la recherche du bien commun sans laquelle la « Polis » ne peut pas exister. Or que voit-on aujourd’hui au cœur de Beyrouth ? Ces mouvements de masse relèvent-ils de la recherche du bien commun et de la consolidation de l’amitié et du respect ? Ces camps protestataires ont-ils pour mobile et pour fin l’instauration d’une justice capable de permettre à la « vérité-qui-libère » d’éclairer le ciel assombri du Liban ? Ces mouvements plébéiens incarnent-ils un idéal citoyen ? Telle est la question dérangeante qu’on peut se poser en déambulant, d’un village à l’autre, entre la place Riad el-Solh et celle des Martyrs. Curieusement, il n’y a pas à proprement parler de mélange des genres. Du côté de la place des Martyrs, règnent en gros les couleurs des marado-aounistes, tous chrétiens ou presque. À la place Riad el-Solh, dominent les couleurs du Hezbollah et de ses alliés, tous ou presque musulmans chiites. N’en déplaise aux uns et aux autres et malgré tout le respect démocratique dû à la parole contestataire, ces rassemblements à l’identité aussi clairement définie ne relèvent pas de l’esprit de la cité, mais de celui du village. Il ne suffit pas de coexister, en tant que groupes, dans un même lieu. Une telle intégration collective, cimentée par l’identité communautaire, est un phénomène grégaire porteur en lui-même de toutes les violences car elle ne pourra jamais dépasser le stade du « eux et nous ». C’est pourquoi, dans un village, il n’y a pas de citoyens car il y a d’abord des familles et des clans. Le regroupement bipolaire actuel au cœur de Beyrouth n’a malheureusement rien à voir avec la journée unique du 14 mars 2005 où des dizaines de milliers de personnes se sont côtoyées, rencontrées, au même endroit mais à titre individuel, malgré toutes les contradictions qui les opposent. Le mouvement actuel s’apparenterait plus à l’illustration de la pensée d’un Charles Taylor, théoricien du communautarisme nord-américain et inventeur de la notion dangereuse de « citoyenneté indirecte ». Dépourvue de toute forme de civisme, une telle notion appartient au registre du tribalisme. Elle pourrait, en toute logique, s’appliquer au mode de vie des hordes non sédentaires. Au lieu d’aider la société libanaise à sortir de son confessionnalisme mortifère, le mouvement actuel ne fait que consacrer les clivages du morcellement communautaire de la non-cité que nous sommes. Il est à l’opposé de tout projet patricien, celui des bâtisseurs de cité. Il serait utile de rappeler, à la veille d’une éventuelle escalade du mouvement, que la vision du monde qui domine à la place Riad el-Solh est celle du Hezbollah. Il s’agit d’un totalitarisme métaphysique qui conçoit le pouvoir comme absolu et originaire, n’ayant d’autre référence que lui-même. Un pouvoir dit originaire est, comme l’écrit Eric Voegelin, « un pouvoir au-dessus de tous les pouvoirs ; il n’a pas d’autre pouvoir à ses côtés ni au-dessus de lui et, en-dessous de lui, seulement des pouvoirs à sa dévotion ». Article paru le Mercredi 03 Janvier
Parlant de la cité, Hannah Arendt affirme : « La Polis grecque continuera d’être présente au fondement de notre existence […] aussi longtemps que nous aurons le mot politique à la bouche. » Qu’est-ce qui a bien pu permettre le passage de la vie sauvage à la vie au sein d’une cité ? Les sophistes pensaient que cela était dû à la possession du « logos ». Protagoras...