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Actualités - REPORTAGE

Joëlle, ancienne détenue, se souvient II – La prison des femmes de Barbar Khazen : tourner enfin la page…

C’est sous l’insistance de son amie, détenue comme elle à la prison des femmes de Barbar Khazen, rue de Verdun, que Joëlle avait écrit ces lignes pour raconter son séjour et sa souffrance. À sa libération, elle avait pris avec elle ses notes. Nous en publions aujourd’hui la deuxième et dernière partie. Vingt-quatre décembre à Barbar Khazen. Tamara, ma compagne de cellule depuis un an, est partie l’autre matin au terme de sa sentence. Je suis arrivée à Barbar Khazen en même temps qu’elle, mais il me faut rester encore… Combien de temps ? Mon procès est sans cesse remis. Je ne sais combien de temps va durer cette interminable attente. Elle m’avait dit : « Écris ! Écris sur la vie en prison, sur les femmes en prison, sur leurs besoins… Quand je sortirai, peut-être qu’on pourra faire quelque chose, publier ça dans les journaux… Écris ! » « Oui, lui avais-je répondu. D’accord, je vais écrire. » Aussi bien, l’idée me souriait, je pensais avoir tellement de choses à dire. Mais chaque fois que je m’installais, calée contre le mur, sur mon matelas à même le sol, ma feuille blanche sur les genoux, les mots dansaient la sarabande, mes pensées s’égaraient derrière les carreaux du double grillage métallique qui « décore » le parloir des visites, vagabondaient en plein air, côté liberté… et ma feuille restait blanche. Elle est finalement partie, ce matin, sans mon papier. Elle va l’avoir, son Noël à la maison… Une fois dehors, déjà enlacée par son fiancé qui l’attendait, soûle de lumière, elle s’est approchée du grillage métallique derrière lequel je la regardais partir. Elle côté lumière, moi côté pénombre. Je regardais son visage que je n’allais jamais plus revoir, morcelé comme un puzzle par les carrés du fil de fer, m’amusant distraitement à intervertir les pièces du puzzle : si on mettait le carreau de l’œil droit à la place de la bouche, ça donnerait du Picasso revisité par la prison… « Je reviens te voir à Noël, m’a-t-elle dit. Écris… » Je sais que je ne vais jamais la revoir, mais j’écris… Parler de la prison ? Des prisonnières ? De leurs besoins ? Sujet éculé s’il en est. Bien des journalistes (sans parler des députés) ont défilé entre ces murs et sont repartis vite fait, horrifiés par le manque d’hygiène et la prolifération des cafards, des souris et des rats, pondre un magnifique papier sur le lamentable état de la prison des femmes de Verdun, ancienne écurie du temps du mandat français recyclée en geôle. Certains, talentueux, ont sans doute provoqué les exclamations apitoyées des lecteurs, l’envoi de quelque don anonyme de sucre, de café ou de conserves. Mais combien nous ont vraiment vues ? Parlé ? Et combien ont pu voir, derrière le sourire de commande ou le visage fermé, le dénuement affectif et spirituel de ces femmes condamnées ? Bien sûr, on a besoin de sucre et de café, de conserves, de shampooing, de vêtements et de drap, de mouchoirs jetables et de rouleaux de PQ. Bien sûr on dit merci et même, on en redemande. Et de médicaments, de détergents, de désinfectants, d’insecticides… J’en oublie, c’est sûr. Tout cela semble si urgent, si vital, qu’on fait l’impasse sur le reste. Mais quel reste ! L’autre matin, Fatmé s’est effondrée, cherchant désespérément l’oxygène entre deux sanglots. Ce matin, c’est Rita qui tempête, voix tonnante entre deux crises d’asthme. Hier, Samar, blanche, s’efforçait de parler, mais ses dents serrées et ses lèvres tremblantes ne laissaient passer que le halètement de ses efforts… Trois symptômes, un même mal : la détresse. Une rebelle, une marginale La détresse, le stress, les nerfs exacerbés, la solitude… Le froid, l’humidité, la promiscuité, l’insomnie… J’ai besoin de parler de tout ça à quelqu’un, mais à qui ? Qui va m’écouter ou seulement m’entendre, qui ne soit plus malade que moi ? J’attends mon avocat qui ne vient pas, ma famille qui vient, mais ne me pardonne pas d’être ici. Mais si j’en parle, je deviens une rebelle. J’ai besoin d’oublier, de dormir, d’endormir mon angoisse. Je donnerais n’importe quoi pour une bonne cuite… Mais si j’en parle, je redeviens une marginale. Un somnifère, alors ? Me revoilà redevenue l’accro que je ne suis plus… Je déborde d’énergie, j’ai besoin de faire du sport, mais où faire du sport dans ce trou à rats ? Besoin d’être seule, mais où me retrouver seule ? En prison, la solitude est à la fois un mirage et une réalité. On est seul au milieu de ses codétenus, mais on ne l’est jamais non plus, quand on couche à 5, 8 ou 9 dans une cellule de quelques mètres carrés… Aux WC, alors ? C’est le seul endroit possible pour être seule, mais mon temps me sera compté. Les huit autres font la queue pour passer aux toilettes, un seul WC pour neuf, ça ne chôme pas… Demain, c’est Noël. Mais pas pour nous. Nous avons déjà fêté Noël, il y a cinq jours. Les bénévoles des associations qui visitent les prisons sont venus, accompagnés d’un cameraman, nous offrir des survêtements d’hiver et nous filmer une à une en train de prendre livraison du cadeau. J’ai voulu décliner poliment l’invitation à venir prendre le mien, mais poliment n’a pas cours ici, il a fallu que je crie pour faire valoir mon droit au refus. « Mais ça passera sur Télé-Lumière ! » me dit-on pour me convaincre. Sans comprendre que, justement, j’aimerais bien recevoir un survêtement chaud sans que cela passe à la télé… Salut à toi, père Élie Nasr, qui a su faire accepter ma position auprès des gardiennes et de la directrice de la prison, mais que je ne vois pas souvent sans une caméra à proximité… Une autre association est aussi venue, apportant de nouvelles couettes, don hautement appréciable en ces temps de froid et d’humidité. Mais je prévois déjà que dans un mois, ces couettes sentiront l’humidité, puisque tout comme nous, elles ne sortiront jamais au soleil. Et l’unique lave-linge de la prison est en panne depuis trois mois. Déjà, je tire des plans pour amadouer une gardienne dès qu’il fera un peu soleil, afin qu’elle nous permette un dimanche, jour où la prison est fermée au public, de les mettre à l’air quelque part dehors… quand l’odeur des couettes l’incommodera elle-même. Nous avons même reçu des provisions pour faire la cuisine, un sapin que nous avons décoré. Oui, nous avons déjà fêté Noël il y a quelques jours. Mais aujourd’hui, comme chaque année, les détenues ont essayé d’obtenir de la direction de permettre les visites des familles au parloir le matin de Noël. Toutes, même celles pour qui Noël n’est pas synonyme de célébration, toutes sont venues le demander, par solidarité. Et comme chaque année, l’administration pénitentiaire a refusé, faisant valoir que Noël est un jour férié officiel et qu’il n’y a pas de personnel carcéral pour surveiller les visites. Le double grillage métallique au parloir, le temps de visite limité à 15 minutes et une gardienne pour le faire respecter – elles y excellent –, ce n’est donc pas assez pour surveiller les visites ? À moi, qui insistais timidement, la directrice a répondu, sans savoir à quel point elle me crucifiait : « Pourquoi amener votre fille ici ? Une maman doit être un exemple suprême pour ses enfants, il ne faut pas qu’elle vous voie ici… » Je lui ai répondu que pour l’exemple suprême, il y avait Dieu. Moi je ne suis qu’une femme, une mère. « N’avez-vous pas d’enfant », lui ai-je demandé avec mon sourire le plus doux, espérant la désarmer. « Oui, j’en ai, m’a-t-elle répondu avec hauteur. Mais qu’est-ce qui vous permet de vous comparer à moi ? » Ouaip. Bien fait pour moi. Les bien-pensants, je n’ai pas fini d’en trouver sur ma route. Eux n’ont jamais fait d’erreur. Comme toutes les autres, j’ai baissé la tête, ravalé mes larmes, de toutes mes forces, dans un effort surhumain pour ne pas lui donner ce spectacle, pour rester digne. Même en prison, on a le droit de garder sa dignité. Rien que l’espoir Je n’ai pas revu Tamara. Je sais que je ne la reverrai jamais. Depuis le temps que je suis là, j’ai vu si souvent des femmes partir, promettant de revenir rendre visite, une fois libérées… Une sur cent revient. Beaucoup envoient des dons, chacune selon ses moyens, sans venir. Je crois qu’il faut des nerfs spécialement trempés pour revenir de plein gré en ce lieu de souffrance, où l’on a laissé une partie de soi, une partie qui fait mal à l’âme quand on l’évoque, comme un bleu sur un membre nous fait mal quand on met le doigt dessus. On n’y revient pas, mais on ne l’oublie pas. Mon papier restera donc ici. Je le savais un peu, quand j’ai commencé à l’écrire, mais j’espérais quand même. Tout comme j’espérais quand même pouvoir serrer ma fille dans mes bras, quand je suis allée comme les autres demander une mesure de clémence pour Noël. Tant il est vrai que l’espoir fait vivre, et même survivre. Tête basse, matées ce soir, nous nous apprêtons toutes à aller nous enfermer, à 17h. Et voilà le chant des Éthiopiennes qui parvient jusqu’à moi. Elles sont douze à se partager une cellule de 2,80 x 2,25 mètres, à l’autre bout du corridor de la prison. Attirée par leur voix comme par un aimant, je vais vers leur chambre, retardant la gardienne qui commence déjà à verrouiller les portes des cellules. Très vite, d’autres me suivent, une minute, Miss, une petite minute. Arrivée à leur porte, je m’arrête, le temps s’arrête : leurs voix s’élèvent et retombent comme la flamme des bougies qu’elles ont allumées, claires et pures. Elles chantent Noël dans leur langue, avec une ferveur telle que la gardienne, venue crier qu’on la retarde, s’arrête aussi, saisie. Et dans leurs yeux noir liquide, la flamme a allumé un brasier qui me réchauffe le cœur. J’ai écrit cette chronique en prison, où je suis restée cinq ans. Cinq Noël, à peu de chose tous pareils. À ma sortie, il y a quelques mois, j’ai voulu la jeter, avec beaucoup d’autres de mes écrits de prisonnière. Des poèmes, des lettres, des essais, des lamentations… Puis je suis allée les repêcher dans la corbeille, me disant que je devais les garder. Pour ne pas oublier. Comme si l’on pouvait un jour oublier ! Aujourd’hui, je la rends publique, pour pouvoir justement oublier, ou du moins tourner la page, aller de l’avant. Et je la dédie à ces femmes, dont certaines sont encore à Barbar Khazen. Pour de longues années. Joëlle

C’est sous l’insistance de son amie, détenue comme elle à la prison des femmes de Barbar Khazen, rue de Verdun, que Joëlle avait écrit ces lignes pour raconter son séjour et sa souffrance. À sa libération, elle avait pris avec elle ses notes. Nous en publions aujourd’hui la deuxième et dernière partie.

Vingt-quatre décembre à Barbar Khazen. Tamara, ma compagne de...