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Actualités - OPINION

Les rues de l’anarchie

L’idée que le compromis est une donnée originaire du Liban moderne, née dans les années vingt, qu’elle aménage notre modèle des institutions politiques autant qu’elle le conditionne est une parenthèse qu’il convient de dépasser. Nous y avons tellement cru que nous en avons fait un dogme ; que la recherche de consensus, même là où il ne pourrait y en avoir, s’est érigée en intelligence politique. Allégeance nationale, consubstantielle à la nature de cet « homo libanicus » que l’on a imaginé et que l’on a voulu inventer, alors que la nation libanaise s’est avérée plus une illusion qu’une réalité. Alors que sous le drapeau libanais brandi un certain 14 mars 2005 se profilaient plusieurs drapeaux, se charriaient plusieurs images de l’avenir et que, derrière l’événement de la place des Martyrs, se dessinaient plusieurs expressions politiques. Le vote communautaire qui a suivi l’aura montré. Il a étouffé dans l’œuf une révolution dérangeante pour les uns, qui aurait pu être féconde, fondatrice, non seulement pour les autres, mais pour tout le monde. Qui aurait pu être, mais qui n’a pas été, parce que l’unité affichée, dont il reste à retracer l’histoire durant le printemps de Beyrouth, a été finalement plus une question de style qu’autre chose. Depuis, le ciel est passé du clair à l’obscur. Il a plu. Il y a eu l’absurde guerre des princes. Puis il y a eu des manifestations. Géantes. Avec ce qu’elles comportent naturellement d’entêtement et d’éloges étourdis. On s’est raidi. Alors, on a applaudi, on a acclamé, on s’est égosillé. L’acclamation aveugle, ivresse dangereuse de l’idolâtrie, source de toutes les dérives, où le citoyen aliène sa liberté, s’enivre gratuitement, prend de grands airs, où la foule est perdue, se prend pour un régiment, se mécanise, et crie, irrésistiblement, pour oublier qu’elle est perdue. Qui arrêtera cette fuite permanente, cette mécanique ? Il fallait être mouton, ou n’être rien. Telle est la démocratie, nous dira-t-on ! Je veux y croire, mais quelle est cette démocratie qui fait taire les idées, qui les fige, qui refuse tout sens critique et qui, de plus, fabrique des rois ? Une démocratie, faiseuse de seigneurs, que l’on sacre, que l’on mythifie, que l’on vénère. À condition de s’effacer, parce qu’il faut ne plus exister pour bien vénérer. Il a plu de nouveau. Et le printemps n’est plus. Ce rêve qui vire au cauchemar si aisément, comme une colère mal dissimulée, jamais n’aura suscité autant de désespoir. Jamais encore la traditionnelle politique libanaise du compromis ne se sera révélée aussi stérile. Nos « zaïms » croient tellement aux vertus de la dialectique qu’il est interdit de penser la politique autrement. Faut-il toujours y avoir un contre-chant, confronter deux avis, voire deux logiques – est-il abusif de dire cultures ? – contradictoires, pour en faire une synthèse ? Pour en faire ressurgir un troisième avis. Qui n’a jamais ressurgi d’ailleurs. Pas plus à Taëf qu’en 1943, que durant les longs pourparlers de la place de l’Étoile. Depuis que l’arbitre syrien n’est plus et que Taëf ne résout en rien cette tare congénitale sur laquelle a reposé l’État libanais, fallait-il recourir à un autre arbitre ? Cette fois, l’ultime arbitre a été la rue. Et l’on y a pris pied. Quelle est cette démocratie où la légitimité ne se puise que dans des bains de foule ? Où l’on ne reconnaît plus la légitimité des urnes, où les échéances démocratiques sont supplantées par les rendez-vous de rue ? Avec ce que la rue apporte de son côté de pratiques de voyous. Les bastonnades dans les universités devenant ainsi la règle à chaque élection estudiantine. Les « concertations » de la place de l’Étoile, en dépit de ce flash-back que celles-ci nous offrent, c’est-à-dire un retour d’une certaine façon aux institutions primitives de la « Choura » ou du conseil des sages de tribu, auraient pu s’inscrire dans les faits, justement parce que nous y voyions, dans l’impossibilité d’une solution constitutionnelle à la crise, un possible compromis à la libanaise. Mais le compromis n’est toujours pas trouvé. Alors on cherche à nous rassurer : « Nous manifesterons dans le respect de la loi », « l’ordre public est une ligne rouge », ou encore et c’est la meilleure, « il n’y aura pas de guerre civile ». Mais puisque l’on en parle, c’est qu’elle est déjà dans les esprits, que les manifestations c’est aussi la guerre civile par procuration, c’est-à-dire sans les armes, et un pays ne peut vivre au rythme de rendez-vous de trottoirs, dans l’anarchie. Pour l’instant, faut-il tenir avec le gouvernement ? Tenir, à l’affût des événements, pour ne pas quitter la barre (pas de cette façon en tout cas), pour défendre l’autorité de l’État, tenir parce que le gouvernement ne fait pas que dans la figuration. La majorité, tétanisée, qui vacille sur ses propres bases, devra se ressaisir et s’accrocher, avec toute la force de la vie, comme l’est resté Marwan Hamadé, pour lui, pour nous, pour un neveu, oui pour Gebran Tueini, parce qu’il ne devait pas mourir. Tenir aussi longtemps que tiendra Fouad Siniora, le seul à ne pas être un roi, pour convaincre Hassan Nasrallah. Tenir comme Charles Rizk tient tête désormais à Émile Lahoud. Tenir, non parce que nous idéalisons le cabinet actuel. Et Dieu sait combien nous avons de reproches à son égard... Peut-être même plus que Michel Aoun en ce qui a trait au Conseil constitutionnel, mais certainement moins que le Hezbollah, parce que nous savons, en dépit de l’ingratitude des responsables du Hezb, dans quelle mesure Tarek Mitri, et avec lui toute la diplomatie gouvernementale, a évité au Parti de Dieu la continuation d’un effort de guerre qu’il ne pouvait plus soutenir, lui épargnant ainsi des dizaines de morts inutiles parmi ses combattants. Combien nous ne pardonnons pas aussi à l’ancien rassemblement de Kornet Chehwane et à Walid Joumblatt d’avoir cautionné la loi électorale de 2000, à Saad Hariri d’avoir mené l’été dernier une des campagnes électorales les plus confessionnelles, et donc des plus perverses. Mais l’heure n’est pas aux règlements de comptes. C’est désormais l’heure des choix cruciaux. Ou nous ramenons la Syrie par toutes les brèches politiques que nous concédons, ou alors il faut tenir. Tenir parce que l’on ne peut aller à contre-courant de l’histoire. Parce que l’on ne peut, après avoir évincé le gouvernement de Omar Karamé, ce glorieux soir du 28 février 2005, offrir le Sérail à tous les Omar Karamé du pays. Ce choix, c’est entre autres à Michel Aoun de le faire. Car de lui dépendra la configuration de la prochaine confrontation. Et c’est alors qu’il montrera vraiment, au-delà de la neutralité politique qu’il revendiquait et qu’il a perdue au cours de la guerre de juillet, s’il cache encore des qualités d’arbitrage, et donc s’il a ou non, comme le général Chéhab avant lui, la stature d’un chef d’État. Tiers de blocage ou pas, on ne sortira de cette crise que si on redonne aux institutions leur substance, c’est-à-dire une légitimité incontestable aux élus des Libanais. Cela passe inévitablement par la démission d’Émile Lahoud et un Parlement réélu sur la base d’une loi électorale juste et équitable. Amine ASSOUAD Article paru le mercredi 6 décembre 2006
L’idée que le compromis est une donnée originaire du Liban moderne, née dans les années vingt, qu’elle aménage notre modèle des institutions politiques autant qu’elle le conditionne est une parenthèse qu’il convient de dépasser. Nous y avons tellement cru que nous en avons fait un dogme ; que la recherche de consensus, même là où il ne pourrait y en avoir, s’est...