Rechercher
Rechercher

Actualités

La nausée (réquisitoire)

Non! Il ne s’agit nullement de J-P Sartre, mais plus modestement de moi qui écris. Et qui, depuis des années, refusant de réaliser la gravité d’une situation déjà pourrie, attribuai le malaise à mille et une raisons, le qualifiant de passager, d’accidentel, de saisonnier. Selon le principe du pire aveugle qui ne veut rien voir et ne cherche à rien enregistrer, j’ai nagé à contre-courant dans cet étang aux ondes glauques, à moi dévolu par le hasard de la naissance. Certes! Il est indécent de cracher dans le puits dont on s’abreuve. Voilà bien pourquoi, depuis que j’eus atteint l’âge de raison (entendre la cinquantaine), je me suis refusé de me laisser convaincre par ceux qui se désespéraient, baissaient les bras ou se laissaient mourir. J’aime trop la vie pour capituler à la simple vue de l’obstacle, fût-il insurmontable. Alors j’ai fait semblant de ne pas comprendre et j’ai préféré considérer le verre d’eau, posé là devant moi, comme à moitié plein plutôt qu’à moitié vide… Les malheurs qui nous assiégeaient de toutes parts ne pouvaient qu’être imputés aux autres. Non pas à une partie de mes compatriotes dont il me paraissait aberrant de me désolidariser. Mais aux voisins, aux régionaux, aux étrangers. À mesure que la pression montait, que le désastre se précisait, que l’impudence des goulus, des sans-patrie, des sans-honneur s’affichait au quotidien, que la violence envahissait les rues, gangrenait le pays, dissolvait les consciences, je me réfugiai pour ma honte dans ce qu’il faut bien appeler une «tour d’ivoire». Il y a deux ans, devant le déferlement de plus en plus ciblé de la répugnante lave syrienne, je me suis résigné en tant que citoyen à subir, comme tout un chacun, l’ultime épreuve de la désintégration générale. Elle est venue, cette épreuve, par là où on l’attendait le moins. Les ignobles complots qui coûtèrent la vie à plusieurs de nos responsables étaient, sans nul doute, destinés à mettre fin à un régime agonisant et probablement à gommer de la carte la minuscule nation qui est la nôtre. Le sursaut, inattendu, fut bref, violent et prometteur. Nous y avons cru et j’ai pu imaginer, l’espace d’un matin, que certaine rose ne se fanerait plus. J’y ai redécouvert la justification de mon optimisme béat et de mon entêtement à faire confiance à certaines qualités du Libanais, même si, le plus souvent, il n’a que les qualités de ses défauts. Des gens de bonne foi, comme je crois l’être moi-même, il y en a, pour sur. Je les rencontre tous les jours dans mon quartier, au bureau, à travers diverses relations. Alors, une nouvelle fois, je me laisse berner par la lueur d’une aube qui annoncerait des lendemains moins ternes. Et les donnes furent donc redistribuées. Conformément à la logique. Conformément au bon sens… Le résultat, au bout d’une année longue et laborieuse à plus d’un titre, est, hélas! celui que chacun peut constater. J’entends aujourd’hui ceux qui geignent et qui maudissent le sort, ceux qui ploient sous le poids des redevances et les mille et inutiles dépenses que leur occasionne le manque d’eau, de courant électrique, de formalités nettes et rapides, de sécurité routière, de sécurité sociale, de perspectives en tous genres. Je vois trôner sur le petit écran les zombies politiques qui se sont refait une virginité et qui parlent de morale, de réformes, d’idéaux à propager, eux qui, hier encore, mentaient, pillaient, tuaient à qui mieux mieux pour asseoir qui sa milice, qui son clan, qui sa confession… Aussi, je me retrouve sur le point de déclarer forfait et de pointer du doigt chacun de nos dirigeants actuels. Et puis je me ravise. Car d’autres images me reviennent à l’esprit, chargées d’évidences, désolantes et troublantes à la fois: – Le chauffard qui me double en biais alors que, roulant en ligne droite, je pensais suivre les normes les plus strictes de la circulation. – Le hurluberlu, fanion de footballeur au vent, qui zigzague sur la chaussée avec sa cargaison de skinheads hilares. – Le courtier de la localité qui offre ses services rémunérés pour vous faire passer par-dessus la loi municipale ou cadastrale. – L’édile prompt à truquer le règlement pour satisfaire les appétits du plus offrant. – Le banquier véreux, tout sourire, qui vous engage à faire fructifier de maigres économies et se montre tatillon au moindre écart d’évaluation, alors qu’il ouvre en catimini ses coffres aux blanchisseurs les plus audacieux. – L’assureur qui vous garantit le maximum et ne paie, le cas échéant, que le minimum. – L’agent de police qui ferme les yeux sur des irrégularités criantes moyennant nous savons quoi, et qui harcèle le citoyen naïf pour la moindre vétille. – Le sous-fifre électoral qui propose ses promotions contre noyautage de voix. – Le député débouté qui se pose en victime de machinations occultes et débite face à des audiences niaisement crédules des principes de loyauté et de grandeur qu’il bafouait superbement aux précédentes occasions. Et tout en vrac, comme cela me revient: le voisin qui laisse brailler sa télé, toutes fenêtres ouvertes, et la chaussée qui bâille de partout, et les déchets qui empoisonnent l’atmosphère, et le panorama mutilé de ce joli lambeau d’Orient avec ses buildings hideux qui déparent nos montagnes et les carrières de pierres qui les dépècent, et la frime de nos «amazones» en corbillard 4x4, portable collé sur l’oreille gauche, cigarette à la main droite et sri lankaise croupissant contre la malle du fond… Et je me suis dit que la tare, par conséquent, n’était plus à chercher chez nos dirigeants mais qu’il valait mieux pleurer, la tête contre le mur, devant tant d’indécence, tant d’incivilités, tant d’indiscipline. Non! Elle est en nous-mêmes, la tare ! Et nos gouvernants ne nous ont pas été envoyés de Chine ou d’Australie. Ce sont les fils de nos familles, de notre terre, de notre race. Rien n’est plus douloureux qu’un constat d’impuissance. Parce que je me rends compte que personne n’y pourra rien. Les populations sémitiques du Moyen-Orient baignent irrévocablement dans le désordre et la mollesse de l’esprit. C’est d’un caractère viscéral qu’il s’agit, un pli congénital et régional dû aux caprices du climat, du soleil, de la poussière… ou du bon Dieu: toutes conditions qui engendrent la ruse, l’opportunisme, l’individualisme, la corruption, l’inculture, le fétichisme, le fanatisme, le terrorisme. Je n’ai plus à me demander pourquoi nous sommes des peuples en retard. La réponse est dans nos gènes et les spécimens humains qui peuvent en réchapper (et qui, malheureusement pour eux, existent) ne le doivent qu’à une conjoncture fortuile, suite à une éducation surveillée, devenue denrée rare, ou à une culture religieuse bien assimilée, phénomène plus rare encore. Nous resterons éternellement planqués sur le palier où nous nous trouvons. Notre développement n’est qu’horizontal, tissé de gros rires, de bonne chair, d’étalages de luxe tronqué, à l’aide de biens de consommation que nous n’avons ni conçus ni fabriqués. «Malheur à la nation qui s’habille de ce qu’elle n’a pas tissé, ou qui se nourrit de ce qu’elle n’a pas semé», disait à peu près un Khalil Gebrane, illustre écorché vif, banni et incompris de son vivant. Et tant pis pour la minorité écrasée des gens de bonne volonté. Tant pis pour ceux qui continuent de croire en des jours meilleurs, qui peinent à susciter, d’ici, de là, quelque manifestation artistique, déperdition de réelles valeurs qui brûlent à l’air libre: de quoi épater parfois le touriste de passage qui ne voit forcément que le côté prétendument riant de nos élucubrations. Pendant ce temps, les jeunes cerveaux, en quête d’épanouissement, s’en vont défricher ailleurs le champ de leurs recherches et assouvir leurs légitimes ambitions. Pourtant, dans ce pays en pleine faillite, on continue de deviner, tel un torrent sournois, la présence de capitaux disponibles dont regorgent les coffres bancaires. Les privilégiés qui les détiennent proviennent de partout, mais leurs comptes peuvent se volatiliser à la première alerte. En attendant, ils sont là et ils donnent à voir cette fausse image d’un Liban dur à cuire avec son apparence d’éternel jouisseur. Que croire, Qui croire ? Le gouverneur de notre Banque centrale dont l’optimisme ne se dément jamais? Nos ministres en rang d’oignons qui étudient, planifient, rassurent et sont en permanence sur le point de soumettre en Conseil le nec plus ultra de réformes qui ne s’inscrivent noir sur blanc… que sur du papier? Ou bien le trop célèbre dicton populaire qui nous assène un «tout finit par s’arranger»… auquel le non moins fameux Talleyrand aurait ajouté juste un petit adverbe: «mal»! Alors, pour le brave cobaye que je suis, moi, vous ou quelques-uns qui nous ressemblez, il ne reste que la maladie des climats chauds et des peuples sans espoir: la nausée! Louis INGEA
Non! Il ne s’agit nullement de J-P Sartre, mais plus modestement de moi qui écris. Et qui, depuis des années, refusant de réaliser la gravité d’une situation déjà pourrie, attribuai le malaise à mille et une raisons, le qualifiant de passager, d’accidentel, de saisonnier.
Selon le principe du pire aveugle qui ne veut rien voir et ne cherche à rien enregistrer, j’ai...