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Actualités - OPINION

LE POINT La page July

Entre Mao et un milliardaire, quelle est la différence ou, si l’on préfère, la distance ? Un peu plus d’un tiers de siècle, répondrait aujourd’hui Serge July, ce qui représente un temps infinitésimal à l’échelle d’une planète totalement immergée désormais dans l’économie de marché, avec des règles implacables qui ne laissent plus place, ou si peu, au rêve. Édouard de Rothschild aurait pu, en paraphrasant Staline, demander : « Libération, c’est combien d’exemplaires ? » Et la réponse aurait été, fournie par cet Office de justification de la diffusion (OJD) pour lequel aucune publication ne saurait avoir de secrets : 134 593, soit loin des 700 000 numéros, son chiffre record atteint un certain 22 avril 2002, au lendemain du premier tour de l’élection présidentielle, avec à la une le portrait de Jean-Marie Le Pen barré d’un énorme « non ». Il n’est pas certain que l’empoignade entre le fondateur emblématique du grand titre parisien et le principal actionnaire depuis décembre 2004 – un bras de fer qui, depuis quarante-huit heures, se déroule sur la place publique – ne connaisse pas dans les jours à venir quelques rebondissements comme l’histoire du journal en a tant vu par le passé. Il est loin le temps où Jean-Paul Sartre pouvait prétendre lancer avec succès une souscription pour le financement d’« un organe quotidien entièrement libre ». Ces treize dernières années, nombreux sont les grands noms de la finance à avoir fait leur entrée dans le groupe d’actionnaires, tout comme se sont succédé les suspensions provisoires, les formules nouvelles, les directeurs de la rédaction et... les plans de licenciement. Sans grand résultat, il faut le dire, le tirage et les recettes publicitaires ne cessant de décliner avec une désolante régularité. Que la presse écrite soit en crise, c’est là une évidence qu’il serait difficile de contester. À partir d’un tel constat, ce sont les tentatives d’explication qui diffèrent, chacun apportant la sienne sans vouloir reconnaître que dans leur multiplicité, elles se complètent. Les Américains, ces rois du « merchandising », se plaisent à affirmer que si un produit se vend difficilement, c’est qu’il est mauvais. Encore que, s’agissant d’un journal, ce jugement soit discutable parfois, on admettrait volontiers qu’il recèle une part, infime peut-être, de vérité. Dans les faits, voici un journal qui, en l’espace de douze mois, a digéré la somme faramineuse de 20 millions d’euros, dont 900 000 pour le seul mois d’avril 2006, alors que les prévisions portaient sur 300 000 euros, et dont les administrateurs réclament maintenant 10 millions pour tenir. Jusqu’à quand ? Jusqu’à la prochaine crise, diront les ennemis du PDG sortant – et ils sont nombreux. On peut se demander pourquoi des périodiques spécialisés absorbent bien le choc de la modernité ou encore pourquoi, dans des pays déterminés, certains quotidiens continuent d’afficher une insolente santé, alors qu’ailleurs, ils sont de plus en plus nombreux à porter leur titre en écharpe. C’est Françoise Giroud qui avait énoncé cette vérité première : « Quand je veux apprendre une nouvelle, je regarde la télévision ; quand je veux la comprendre, je me réfère à mon journal. » En disant cela, la cofondatrice de L’Express avait tout dit. À l’ère de l’audiovisuel, de l’Internet, de la téléphonie mobile 3G, on ne peut plus prétendre éditer une Gazette comme celle de messire Théophraste Renaudot à l’intention d’un lectorat pour qui la nouvelle est déjà connue, mais qui attend des réponses à ses questions : Pourquoi ? Comment ? Et maintenant ? D’où la nécessité de la mobilisation d’une armada de reporters sur le terrain et dans les sérails, ainsi que des réseaux de liaison hautement sophistiqués, ce qui nécessite d’importants moyens financiers. D’où aussi, retour à la case départ, le recours à des investisseurs, ces derniers réclamant (c’est leur droit) des garanties de saine gestion. Et puis il y a l’autre réacteur incontournable dans ce bimoteur qu’est un journal : la publicité. Ce n’est pas simple hasard si les entreprises de presse les plus florissantes sont implantées dans les pays dits riches, où le potentiel d’annonceurs est le plus grand (États-Unis, Japon, Royaume-Uni, pour ne citer qu’eux). Il me souvient d’une table ronde, dans les années soixante, à laquelle participaient Abdallah Machnouk, Georges Abou Adal et Gebran Hayeck, portant sur un thème d’actualité (déjà !) : « La presse est-elle véhicule de message ou entreprise commerciale ? » Chacun y était allé de son couplet en faveur de la thèse qu’il défendait. C’est Hayeck qui avait tranché le débat, déclarant, avec cette fougue qui toujours l’a caractérisé et qui, en même temps que ses innombrables qualités, nous le fait tant regretter : « Mais c’est à la fois l’un et l’autre ! » Il faut croire que « Libé » n’a pas pu, ou voulu, concilier ces deux exigences. Il y a laissé pas mal de plumes (on excusera le jeu de mots), la dernière en date s’appelant Serge July. Certains le regretteront. Il faut les comprendre. Christian MERVILLE
Entre Mao et un milliardaire, quelle est la différence ou, si l’on préfère, la distance ? Un peu plus d’un tiers de siècle, répondrait aujourd’hui Serge July, ce qui représente un temps infinitésimal à l’échelle d’une planète totalement immergée désormais dans l’économie de marché, avec des règles implacables qui ne laissent plus place, ou si peu, au rêve....