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Actualités - OPINION

La revanche de Darius III

En 331 avant J-C, Alexandre le Grand lance son armée contre celle de Darius III, roi des rois, roi des Perses, roi d’Iran et le défait à Gaugamèle, en Mésopotamie du Nord. Ce faisant, il achève l’effort de refoulement des Perses que les cités grecques avaient entrepris et qui ont valu à notre mémoire collective de conserver les noms de prestigieux lieux de combats : Marathon, Thermopyles, Salamine, Platées. Après Gaugamèle, la limite d’influence du monde iranien sera stabilisée le long de l’Euphrate. Ce que nous appelons Machreq ou Levant, ou Bilad el-Cham est une construction historique que nous devons à Alexandre et à ses successeurs Séleucides qui firent d’Antioche leur capitale, avant que le relais ne soit pris par la Damas des Omeyyades. L’hellénisme, cette étonnante synthèse de la culture grecque et des cultures orientales, notamment sémitiques, pourra s’épanouir durant des siècles sur les pourtours de la Méditerranée, la mare nostrum, d’autant plus aisément que Rome mettra fin à l’hégémonie carthaginoise en Méditerranée occidentale. Aujourd’hui, le partenariat euroméditerranéen est comme un écho lointain à l’hellénisme antique puisqu’il engage tous les héritiers de ce dernier : les peuples d’Europe occidentale et orientale (marqués par le christianisme catholique, protestant et orthodoxe) ainsi que les peuples des rivages sud de la Méditerranée, marqués surtout par l’islam sunnite arabe et turc ainsi que par les vieilles chrétientés de l’Orient. Le monde iranien, à l’histoire et à la culture prestigieuses, demeure cependant en dehors des rivages de la Méditerranée sur lesquels il n’a plus exercé son hégémonie depuis 23 siècles. Cependant, depuis l’invasion anglo-américaine de l’Irak en 2003, le verrou de l’Euphrate a sauté et le monde iranien est de nouveau tenté d’exercer son hégémonie sur une vaste aire géographique allant de la mer Caspienne et des massifs montagneux d’Afghanistan jusqu’à la mer d’Oman ; et de cette dernière jusqu’à la mer Méditerranée et les montagnes du Caucase. L’Iran serait devenu aujourd’hui la grande puissance régionale de l’Orient et son principal pivot géostratégique. L’Iran n’est plus le monde parthe ou sassanide d’hier, dominé par la religion zoroastrienne. Depuis la dynastie des Séfévides et leurs luttes contre les Ottomans, l’Iran, jadis sunnite, a voulu se démarquer en optant pour le chiisme duodécimain, son herméneutique, son dolorisme et son sens communautaire. C’est une telle grille de lecture que les articles de presse semblent appliquer aux événements qui secouent le Liban et qui ont fait dire récemment à un observateur que la clé de Beyrouth est à Damas, mais que la clé de Damas est à Téhéran. Les éditorialistes, férus de prospective géostratégique, se plaisent à construire deux axes d’alliances informels. Le premier est horizontal, il va d’Est en Ouest, du Golfe arabo-persique à la Méditerranée. Il inclut l’Iran, l’Irak contrôlé par le binôme chiito-kurde, la Syrie sous la domination de la minorité alaouite et le Liban où le Hezbollah serait la tête de pont de ce système d’alliances. Cet axe, selon la presse, s’avérerait pouvoir contrôler une large part de l’approvisionnement énergétique de l’Europe. En face, d’après les commentateurs, on trouverait un axe vertical Nord-Sud qui part du détroit du Bosphore en Turquie et aboutit au détroit d’Ormuz dans le Golfe arabo-persique et ses fabuleux gisements énergétiques. Cet axe est à majorité sunnite : Turquie, Jordanie, Arabie saoudite. Il contrôle lui aussi l’approvisionnement de l’Europe. À la croisée de ces deux axes on trouve Israël, une puissance nucléaire invulnérable, et le Liban, un malade exsangue qui aurait besoin d’un long séjour dans un service de soins intensifs afin de le soulager de ses antagonismes communautaires qui servent de carburant aux uns et aux autres avec la complicité de certaines factions libanaises aveuglées par la volonté de puissance et la maladie identitaire. À la lumière de ce qui précède, les spécialistes en prospective posent deux questions : 1- Une Turquie militairement puissante, alliée d’Israël, pourrait-elle devenir le bouclier de l’Europe et la protectrice potentielle du pétrole du Golfe ? 2- Le Liban, vu son état de délabrement interne autoentretenu, est-il appelé à devenir le prochain théâtre de l’affrontement « confessionnel » de ces deux axes sur fond de rivalités pétrolières ? Sommes-nous donc à la veille d’un nouveau cycle d’une guerre « des » autres et « pour » les autres, comme le dit Ghassan Tuéni ? Tout l’avenir du Levant, du Bilad el-Cham, semble se jouer. Quelle que soit la réponse que l’avenir réserve, nous pouvons déjà affirmer : « Quelle belle revanche pour Darius III ! » Antoine COURBAN Professeur assistant d’histoire et philosophie des sciences – USJ Beyrouth Chercheur-conseiller au Centre Georges Canguilhem (Université Paris VII)
En 331 avant J-C, Alexandre le Grand lance son armée contre celle de Darius III, roi des rois, roi des Perses, roi d’Iran et le défait à Gaugamèle, en Mésopotamie du Nord. Ce faisant, il achève l’effort de refoulement des Perses que les cités grecques avaient entrepris et qui ont valu à notre mémoire collective de conserver les noms de prestigieux lieux de combats :...