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Actualités - OPINION

Le procès de la « nahda »

Un vent d’hiver souffle sur Beyrouth depuis que l’on s’est retourné contre le changement qu’annonçait la révolution du cèdre. Les intérêts communautaires, avec ce qu’ils comportent de logique, de ségrégation et de domination, ont vite fait de verrouiller le processus de « nahda » qui s’était mis en marche. L’espoir n’a finalement duré que l’espace de quelques mois et le désenchantement n’a été à ce point grave que parce que nous y avons trop cru. Les législatives de juin sont venues nous rappeler qu’il n’en a rien été. Le retrait syrien a eu de positif que la chose publique se déroule enfin librement. Mais il est loin d’avoir eu pour effet l’amélioration qualitative à laquelle on s’attendait ; la reprise de l’économie, la diminution de la corruption, le renouvellement des élites… Bref, on retrouve dans le Liban de l’après-intifada de l’indépendance toutes les facettes du pessimisme de la guerre et de l’ère syrienne remises au goût du jour avec, en plus, ce sentiment de culpabilité puisque si les choses ne vont pas si bien, c’est à cause, cette fois, de nous. Le clientélisme d’État – le népotisme – et le règne pernicieux de l’égoïsme sans règles, une fois une personne arrivée au pouvoir, célèbrent à nouveau leurs noces. Les événements sont même plus difficiles à comprendre qu’hier, et il y a actuellement comme une légende noire du 14 mars 2005. Beaucoup sont excédés par la mésentente des « zaïms ». Ils ont été fortement embarqués dans ce Printemps de Beyrouth, fortement marqués aussi par l’épouvantable série d’assassinats qui a suivi et apparaissent maintenant comme désabusés de la politique, déçus, défaitistes et, bien plus grave, désintéressés. L’idéal de la « nahda » serait-il devenu une utopie ? Le désenchantement est en réalité la manifestation la plus apparente de la réaction populaire au procès du changement auquel nous assistons. En quelque sorte, le procès de la « nahda ». Car on croyait reculée l’influence syrienne alors qu’elle se poursuit, fût-elle reconduite par des mouvements nationaux. Loin de calmer le débat, la Syrie l’avive et le porte au niveau populaire en cherchant à passionner les masses. Dans la lignée du roi Fayçal, elle n’a d’ailleurs toujours pas reconnu le Liban. La demande de « nahda » a été, en plus de la soif inextinguible de liberté, une des composantes essentielles du mouvement printanier de 2005. L’usage abusif des similitudes historiques peut rendre une réflexion stérile, mais il est indéniable que cette idée travaillait les foules de la place du Bourj tout comme elle préoccupait, déjà en leur temps mais d’une manière plus élitiste, plus aristocratique (au sens nietzschéen), les intellectuels libanais et arabes de l’époque du « Tanzimat » ottoman et du réveil du nationalisme arabe, à la fin du XIXe siècle. Et si l’idée de « nahda » survivait à la mort du Printemps de Beyrouth ? La décomposition bien précoce du mouvement du 14 Mars, le sentiment de vide et l’absence d’originalité dans le débat public ont provoqué chez certains une désillusion qui s’est transformée, après la tentative manquée de dialogue, en un rejet complet d’une classe politique qui ne cesse de se reproduire et d’accentuer son monopole. La renaissance véhiculée par la révolution du Cèdre diffère de la « nahda » dans l’Égypte de Mohammad Ali et du khédive Ismaïl en ce sens que l’origine du mouvement ne s’est pas fondée sur une intelligentsia engagée mais sur un élan populaire dont les causes sociologiques se résument en le ras-le bol d’une population face aux ravages de l’ancienne occupation. Elle ne rejette pourtant pas l’intellectualisme, ce mode d’approfondissement de l’action politique qui oblige l’écrivain, l’artiste, ou le penseur à substituer à son statut d’observateur et à son rapport théorique à un objet, qui est celui de la chose publique, un statut d’acteur de l’histoire et un rapport pratique au politique. Mais elle se base plus sur le comportement des citoyens, le rapport quotidien qu’ils entretiennent au débat public, leur interprétation des événements, leur mise en acte des principes démocratiques (le vote, les manifestations…) et leur aspiration à voir les choses bouger, changer. La vraie intifada de l’indépendance, loin de l’effusion populaire de 2005 dans ce qu’elle avait d’humaniste, mais aussi de vermoulu, consiste donc à trouver une alternative à la pratique politique actuelle, à initier une contre-culture, à ouvrir une brèche dans la fermeture du champ politique en s’y engageant, même si celui-ci est considéré par le citoyen ordinaire comme éminemment impur et même s’il faut « se salir », pour faire en sorte que l’inévitable effet de désenchantement ne puisse signifier un renoncement. Les nostalgiques du Printemps de Beyrouth et autres rêveurs impénitents d’une démocratie à la suédoise se débarrasseraient alors de tout romantisme sans cesser d’être généreux, traceraient une nouvelle voie à suivre, moins idéaliste mais toujours mue par des idéaux, pour conduire une action démocratique de toute autre nature en offrant de nouveaux concepts permettant d’identifier cette action, de la protéger et de la faire avancer. Force est de l’admettre, mais il faut toujours, aimait à répéter Pierre Bourdieu, « risquer l’aliénation politique pour échapper à l’aliénation politique ». Une démarche qui n’oblige pas un arrachement à soi, ni même des sacrifices majeurs, mais juste une simple réconciliation entre réalisme politique et les idées de la « nahda » pour lesquelles des hommes comme Samir Kassir ont dû laisser leurs vies. Une action moins idéaliste que réformatrice, qui cherche plus à voir se concrétiser des choses meilleures plutôt que de revendiquer gratuitement, comme les adeptes d’absolu dans les poèmes perdus, des lendemains qui chantent. Une action intelligente, plus pragmatique et plus responsable, qui assurera le primat du concret sur les bonnes intentions, souvent passagères, et qui entraînera un fonctionnement plus juste et plus équilibré de nos institutions politiques. La générosité disait Lipovetski « est une vertu privée, elle ne peut servir de principe d’action pour une meilleure organisation de la vie collective. Sans l’intelligence des conditions concrètes, la juste évaluation des fins et des moyens, le souci de l’efficacité, les plus hautes visées morales se retournent vite dans leur contraire, l’enfer, on le sait bien, étant pavé des meilleures intentions ». La crédulité nous a coûté notre printemps. Faut-il nous aviser de ne plus agir naïvement, en agneaux parmi tant de loups dans le machiavélisme de la vie politique libanaise ? Que cet écrit serve de plaidoyer aux nouveaux révolutionnaires, les « nahdawiyine » d’un autre âge, car si un vent d’hiver souffle sur Beyrouth, il apporte néanmoins avec lui de nouvelles raisons de lutter. Amine ASSOUAD
Un vent d’hiver souffle sur Beyrouth depuis que l’on s’est retourné contre le changement qu’annonçait la révolution du cèdre. Les intérêts communautaires, avec ce qu’ils comportent de logique, de ségrégation et de domination, ont vite fait de verrouiller le processus de « nahda » qui s’était mis en marche. L’espoir n’a finalement duré que l’espace de...