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Actualités - OPINION

Les intellectuels laïcs dénoncent la communautarisation de l’Irak

ERBIL, de notre envoyée spéciale Émilie SUEUR Il y a plus de trois ans, les chars de l’armée américaine entraient dans Bagdad. Quelques mois plus tard, Saddam Hussein était capturé. Après 35 ans de dictature, l’Irak entrait dans une nouvelle ère. Mais aujourd’hui, des dizaines d’Irakiens, en majorité des civils, sont tués chaque jour, divers escadrons de la mort sèment la terreur dans les rues de Bagdad, les conditions de vie sont plus que précaires et le processus politique peine à se mettre en route. Réunis à Erbil, au Kurdistan irakien, dans le cadre d’une conférence sur la culture arabe organisée par la fondation irakienne al-Mada, des intellectuels laïcs irakiens analysent les causes de cette dégradation de la situation dans leur pays. En assistant au déboulonnage de la gigantesque statue de Saddam Hussein sur la place Ferdaous, à Bagdad en avril 2003, les Irakiens se sont pris à rêver d’une vie nouvelle. Ils ont rapidement déchanté alors que leur pays entrait dans un cycle de violences sanglantes. Quand il s’agit de déterminer la responsabilité de cette détérioration, les intellectuels irakiens réunis à Erbil, pointent rapidement un doigt accusateur en direction de Washington. « La responsabilité de ce désastre sécuritaire revient aux forces de l’occupation. » Celles-ci ont en effet dissous l’armée et les forces de sécurité, ouvrant grand la porte à toutes les organisations fondamentalistes ou nationalistes avides de régler leurs comptes avec les forces américaines. Si ces dernières ont prouvé qu’elles pouvaient occuper n’importe quel pays, elles ont néanmoins démontré leur incapacité à garantir la sécurité non seulement des populations, mais également des membres du gouvernement ! estime Qaïs al-Azzaoui, porte-parole du mouvement socialiste arabe et rédacteur en chef du journal al-Jarida. Sur le plan politique, le bilan de la politique américaine n’est pas plus reluisant, pour cet intellectuel contraint à des dizaines d’années d’exil en raison de son opposition au régime de Saddam Hussein. « Le système des quotas institué par Paul Bremer (nommé administrateur civil américain en mai 2003) au sein du Conseil de gouvernement transitoire a contribué à diviser le pays. L’article 9 de la Constitution place également l’accent sur la représentation communautaire au sein des forces de sécurité. L’idée d’une représentation politique sur une base ethnique est contraire à la notion d’État moderne. Enfin, la stratégie visant à écarter, dans un premier temps, les sunnites et les laïcs du jeu politique était une erreur grossière », affirme-t-il. Faïk Batti, secrétaire général de l’Union démocratique pour l’Irak et rédacteur en chef du journal al-Wijdan, renchérit : « Condoleezza Rice (la secrétaire d’État américaine) a reconnu que les États-Unis avaient commis des milliers d’erreurs en Irak. C’est vrai, mais Paul Bremer est celui qui doit être blâmé. Avec sa politique, il a mis à terre l’État irakien. Notre pays s’est effondré dans tous les secteurs. » Ces intellectuels n’épargnent toutefois pas les responsables irakiens. « Les politiciens irakiens invoquent toujours le même argument pour justifier leurs lacunes : nous ne pouvons rien faire, car nous sommes sous occupation. L’argument n’est pas recevable, car quand les États-Unis ont voulu intégrer la Turquie aux forces de la coalition, les politiciens irakiens ont bien présenté un front commun pour dire non. Trop longtemps, la question du pouvoir a surpassé tout autre considération. Et surtout celle d’une unité nationale », souligne M. Azzaoui. Sur ce point, M. Batti, qui a subi la torture des sbires de Saddam Hussein, souligne le poids de 35 années de dictature baassiste. « Saddam Hussein s’est constamment employé à attiser les dissensions entre les différentes communautés irakiennes. Aujourd’hui, toutes les frustrations ressurgissent », souligne cet intellectuel, également contraint à l’exil. Aujourd’hui, ces divisions sont de plus en plus ancrées au sein de la population. « L’Irak est constitué de tellement de groupes différents. On ne cesse de parler de l’unité irakienne. Mais pratiquement, elle n’existe pas. La seule unité qui existe, qui est réellement promue, est une unité intracommunautaire. Ceci est très dangereux », avertit M. Batti. Les Irakiens auraient-ils pu se défaire du régime de Saddam Hussein sans aide étrangère ? « Je ne pense pas, ce régime était barbare. Les gens étaient assassinés, les villes rasées », rappelle Chaker al-Jambali, journaliste et écrivain. Faïk Batti tient toutefois à rappeler le rôle des puissances étrangères dans le maintien au pouvoir, des années durant, de Saddam Hussein. « Nous aurions pu, par exemple, nous débarrasser de Saddam Hussein en 1991, lors notamment du soulèvement chiite. Mais les États-Unis ont eu peur que le pays ne tombe entre les mains de l’Iran », rappelle-t-il. Longtemps écrasés par la répression de Saddam Hussein, les chiites prennent aujourd’hui leur revanche, les partis religieux tenant le haut du pavé sur la nouvelle scène politique irakienne. Leur montée en puissance ne consacre-t-elle pas un certain échec des intellectuels irakiens laïcs ? « En raison de notre opposition à la guerre, les Américains nous ont écartés du pouvoir après le renversement du régime de Saddam Hussein. Ils ont privilégié une stratégie visant à appuyer les groupes démographiquement majoritaires, à savoir les chiites et les Kurdes. Par la suite, nous avons décidé de boycotter le premier scrutin législatif, car tous les groupes politiques, essentiellement laïcs et sunnites, n’y étaient pas correctement représentés. Lors du second scrutin, nous avions rallié la liste nationaliste de Iyad Allaoui. Quand les Américains sont intervenus pour concentrer la campagne électorale autour de la seule figure de Allaoui, nous nous sommes retirés. Mais ceci ne signifie pas que nous sommes déconnectés de la population. Nous disposons notamment d’un fort réseau de syndicats. 80 % des représentants syndicaux élus à travers le pays appartiennent à notre mouvement. Nous travaillons également à mobiliser les Irakiens de l’étranger pour soutenir notre cause, c’est-à-dire la promotion d’un État moderne. Pour ce faire, nous proposons un programme politique fondé sur les acquis sociaux. Il faut sortir des configurations confessionnelles et proposer de vrais programmes politiques pour l’Irak. Les Américains commencent aujourd’hui à le comprendre, puisqu’ils ont insisté pour que les ministères-clés, tels la Défense, le Pétrole ou l’Intérieur ne reviennent pas à des représentants de partis confessionnels », souligne Qaïs el-Azzaoui. Faïk Batti se montre plus critique, soulignant que les intellectuels laïcs ont failli notamment en raison de leurs divisions. « Officiellement, nous présentions un front uni, notamment contre la guerre. Mais derrière les portes, certains pactisaient avec les Américains. Aujourd’hui encore, c’est en raison de nos divisions que nous sommes encore sous occupation. »
ERBIL, de notre envoyée spéciale Émilie SUEUR

Il y a plus de trois ans, les chars de l’armée américaine entraient dans Bagdad. Quelques mois plus tard, Saddam Hussein était capturé. Après 35 ans de dictature, l’Irak entrait dans une nouvelle ère. Mais aujourd’hui, des dizaines d’Irakiens, en majorité des civils, sont tués chaque jour, divers escadrons de la mort...