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Actualités - CHRONOLOGIE

Enquête - Un an après le retrait des militaires de Damas, quid de la main-d’œuvre ? Lorsque la raison l’emporte, les travailleurs syriens reviennent au poste… sans arrogance ni excès

C’est l’exemple type de l’accord tacite à l’amiable, dicté par des intérêts communs bien compris. Un an après le retrait des soldats syriens du Liban et après une vague de peur qui a duré deux ou trois mois, la main-d’œuvre syrienne a de nouveau pignon sur rue au pays du Cèdre, mais cette fois en toute discrétion et avec, selon des chiffres quasi officiels, un recul de 32 %, mais sans que cela porte atteinte à l’économie générale. Finis donc l’arrogance et le triomphalisme des années précédentes lorsque le travailleur le plus anonyme se comportait en conquérant. Aujourd’hui, les ouvriers syriens se font tout petits, mais s’ils savent qu’ils sont indispensables, ils sont également conscients de l’importance que revêt la manne libanaise pour l’économie syrienne. Il a donc fallu une grande sagesse de la part des parties libanaises et syriennes concernées pour éviter les dérapages dans ce dossier délicat et en même temps vital. Tayssir vit au Liban depuis cinq ans. Installé dans la banlieue est de Beyrouth, il affirme qu’il ne compte pas rentrer dans son pays dans un proche avenir. Au contraire, il a fait venir sa femme et se sent en sécurité dans ce qui est devenu «son quartier». À son arrivée, il était garçon d’épicerie. Mais au fil des années, il s’est spécialisé dans les travaux de bricolage divers et les dames du quartier ne craignent pas de lui ouvrir leurs portes pour des réparations en plomberie et autres activités manuelles. Il n’est pas peu fier d’avoir conquis les habitants du coin. Mais il reconnaît que ses compatriotes qui, à un moment donné avaient investi ce quartier, sont tous repartis dare-dare l’an dernier: «Mais moi, tout le monde me connaît ici et puis, je suis chrétien.» La grande peur du 26 avril 2005… L’épicier qui l’employait confirme qu’après le retrait des troupes de Damas l’an dernier, tous les Syriens du quartier sont partis en catastrophe. «Ils n’ont pas demandé leur reste, confie-t-il, disparaissant sans plus donner de nouvelles. J’ai été un peu embêté au début, mes clientes étant habituées à passer leur commande au téléphone et à se faire ensuite livrer à la maison. Et il n’est pas facile de trouver des livreurs libanais. Mais les clientes ne voulaient plus, elles aussi, faire entrer des Syriens chez elles.» Petit à petit, la vague est cependant passée et, aujourd’hui, les travailleurs syriens ont repris le chemin de certains quartiers qu’ils avaient fui en mars 2005. Désormais, ils sont surtout employés dans les secteurs du bâtiment et de l’agriculture, domaines dans lesquels ils semblent être efficaces et indispensables. Par contre, les Libanais ne font plus appel à la main-d’œuvre syrienne pour tout genre de travaux comme cela se passait avant le 26 avril 2005. Il y a de moins en moins de concierges syriens, et il est certain qu’ils traînent moins dans les rues. Très peu d’alaouites Les chiffres du ministère du Travail, qui remontent au début de l’année, accusent une baisse générale de 32% du nombre des travailleurs syriens au Liban. Mais en regardant les détails de près, on s’aperçoit que les travailleurs syriens ont presque totalement disparu de la montagne druze, de Tripoli, de Denniyé et de Minyé. Par contre, leur chiffre n’a presque pas changé au Sud et dans la Békaa et une légère baisse est enregistrée dans les régions chrétiennes. Pourtant, les travailleurs syriens sont en grande majorité sunnites et druzes, avec quelques chrétiens mais très peu d’alaouites. Certains, pour se faire accepter, précisent qu’ils viennent de Hama et de sa région, laissant ainsi entendre qu’ils sont hostiles au régime baassiste. Mais ce qui est sûr, c’est que les travailleurs syriens ne sont plus partout. Ils vivent dans certaines concentrations, comme autour de la gare routière Charles Hélou ou à Zouk, et préfèrent rester ensemble, dans des lieux discrets. Selon certains témoignages, l’expérience de l’an dernier a été assez traumatisante. L’intérêt et la raison l’ont emporté À l’ombre de l’abri en tôles qui l’abrite avec ses compagnons sur un chantier de Beyrouth, Waël raconte qu’il était là en avril 2005 et que juste après le départ des troupes syriennes, lui et ses compagnons ont dû fuir en catastrophe le Liban, par la gare routière dans le secteur du port. Il est l’un des rares à avoir accepté de parler. «Les travailleurs syriens, dit-il, ont été véritablement pris de panique. Les nouvelles parvenaient en désordre, d’une part, le départ définitif de nos soldats, d’autre part, les agressions dans divers quartiers, notamment au Nord et dans la Montagne druze, sur fond de slogans vengeurs. Chacun de nous ne savait plus comment rentrer chez lui. Nous courions dans tous les sens, nos baluchons sur le dos, sans vraiment réaliser ce qui se passait. Moi et quelques-uns de mes compagnons sommes partis, juchés sur le dos d’un camion, accrochés de toutes nos forces à sa rambarde; nous devions être une dizaine en état second et n’avons respiré qu’une fois la frontière franchie.» Waël ajoute qu’il n’a pas vraiment compris pourquoi les Libanais ont eu une telle réaction. «Nous sommes des peuples frères. Nous sommes condamnés à des relations de bon voisinage. Comment avons-nous pu en arriver là? Je croyais avoir de bons rapports avec mes frères Libanais…» Waël ajoute qu’une fois dans son pays, il s’est dit qu’il ne remettra plus jamais les pieds au Liban. Mais cette détermination n’a pas duré longtemps. Diversifier les sources Selon cheikh Fouad el-Khazen, président du syndicat des entrepreneurs, aussi bien les Libanais que les Syriens ont rapidement compris qu’ils n’avaient aucun intérêt à ce que cette fracture s’éternise. Si la plupart des chantiers du Liban se sont brusquement arrêtés pendant quelque temps faute de main-d’œuvre, les Syriens aussi ont souffert de l’absence de ressources venant du Liban. D’autant que les travailleurs syriens sont payés en devises, en moyenne dix dollars par jour. Ils en dépensent un ou deux maximum pour manger et le reste est envoyé en Syrie. Sans tambour ni trompette, et sans laisser la politique intervenir dans ce dossier vital, les «recruteurs» libanais ont ainsi recommencé à tâter le terrain en Syrie. Cheikh Fouad el-Khazen confirme que l’arrêt des chantiers n’a pas duré longtemps et que les entrepreneurs, jamais à court d’idées, ont réussi à négocier un délai supplémentaire de deux mois. Ainsi, le secteur du bâtiment n’a pas trop souffert de cette crise. Le président du syndicat des entrepreneurs reconnaît que la main-d’œuvre syrienne est indispensable à ce secteur, mais, selon lui, elle ne devrait pas être la seule. «Il faudrait pouvoir diversifier les sources, affirme-t-il, car cela permettrait l’ouverture du Liban à une main-d’œuvre plus spécialisée. Si les Syriens sont bons dans le béton, les Égyptiens sont des spécialistes dans la brique, les Pakistanais dans l’électromécanique, les Philippins dans d’autres travaux, etc.» Le flou dans la politique du gouvernement Mais deux problèmes entravent cette diversification. D’abord, la question du coût. Les travailleurs syriens, qui pendant la crise ont touché près de 17 dollars par jour, sont payés désormais 11 dollars. Ils dorment n’importe où, n’ont pas d’exigences, ne paient pas de taxes et ne bénéficient d’aucun système de sécurité sociale. Leurs employeurs aussi ne paient pas de taxes, car ces travailleurs sont exemptés des formalités habituelles. Ils ne sont détenteurs ni de carte de séjour ni de permis de travail. Et, en dépit des promesses, rien n’a été fait pour régler leur présence au Liban. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, depuis des années, le ministère du Travail est aux mains de prosyriens, qu’il s’agisse de membres du parti Baas, de membres du PSNS ou maintenant de sympathisants du Hezbollah. Ainsi, alors que les formalités d’entrée, de séjour et de permis de travail de la main-d’œuvre syrienne sont réduites à néant, celles des travailleurs égyptiens, hindous, pakistanais, soudanais et autres sont très difficiles. «Ce qu’il faudrait, précise cheikh Fouad el-Khazen, c’est une politique globale du gouvernement en faveur de la diversification des sources, tout en préservant la main-d’œuvre syrienne.» Mais visiblement, ce dossier est au moins aussi épineux que celui du tracé des frontières. Sauf qu’il est heureusement moins médiatisé. Des agressions limitées, selon Nasri Khoury Nasri Khoury, secrétaire général du Conseil supérieur libano-syrien, cherche lui aussi à minimiser la crise de la main-d’œuvre syrienne de l’an dernier. Il affirme qu’elle a duré bien peu de temps et que, d’un commun accord, les deux parties ont recommencé à travailler ensemble, avec une amélioration régulière tous les trois mois. Khoury reconnaît qu’il y a eu des agressions contre des travailleurs syriens, à Minyé et dans la Montagne druze en particulier, mais il précise qu’elles sont restées très limitées. «Nous avons reçu des plaintes adressées par le gouvernement syrien et, à chaque fois, nous les avons adressées aux autorités libanaises qui ont ouvert des enquêtes», ajoute-t-il. Dans 95% des cas, les agresseurs n’ont pas été identifiés, mais l’enquête est menée et ses résultats transmis par le biais du secrétariat général libano-syrien au gouvernement de Damas. Nasri Khoury insiste toutefois sur le fait qu’il n’y a pas eu de grosses vagues d’agressions, comme certains l’ont présentées. «Ce furent des cas isolés, mais il est certain que le climat général a influé sur la présence des travailleurs syriens au Liban.» Il relève cependant qu’il continue à recevoir des plaintes de la part du gouvernement syrien, mais qu’elles sont beaucoup moins nombreuses. Le gouvernement syrien réclame aussi des explications lorsque des travailleurs syriens sont arrêtés, comme ce fut le cas après la manifestation d’Achrafieh. Pour sa part, il se contente de transmettre les plaintes au ministère de l’Intérieur qui, selon lui, se montre toujours coopératif. Nasri Khoury confirme parallèlement la baisse de près d’un tiers du nombre de travailleurs syriens d’avant avril 2005. Ce qui, selon lui, porte le chiffre actuel au Liban à un peu plus de cent mille. Mais il n’y a pas de recensement exact et, dans ce dossier, les chiffres ont toujours été fantaisistes. Ce qui est sûr, c’est qu’après une éclipse de deux mois au plus, les travailleurs syriens sont revenus au Liban et que les Libanais n’en sont nullement mécontents. À chacun sa spécialité… S’il faut en croire les entrepreneurs, la main-d’œuvre libanaise ne peut en aucun cas remplacer la syrienne. Elle est plus chère, pose plus de conditions et surtout elle est moins travailleuse. À chacun sa spécialité en quelque sorte. Selon les personnes interrogées dans le cadre de cette enquête, les intérêts bien compris et équilibrés restent le meilleur moyen d’établir des relations saines, surtout lorsque chaque partie y trouve son compte. La crise des premiers mois a donc été rapidement enrayée et aujourd’hui, si la présence des travailleurs syriens au Liban n’est plus ce qu’elle était avant le retrait des soldats de Damas, elle paraît plus équilibrée, efficace et imperméable aux crises politiques entre les deux pays. Les excès ont été réparés et les travailleurs syriens ne font pas l’objet de persécutions ou d’agressions. Les entrepreneurs les protègent et, eux, ne se comportent plus en conquérants. Cette expérience devrait peut-être servir d’exemple aux responsables pour résoudre certains problèmes en suspens, loin de toute surenchère, politisation ou affectivité. Lorsque la raison l’emporte, en politique, tout le monde est sûr de gagner… Scarlett HADDAD
C’est l’exemple type de l’accord tacite à l’amiable, dicté par des intérêts communs bien compris. Un an après le retrait des soldats syriens du Liban et après une vague de peur qui a duré deux ou trois mois, la main-d’œuvre syrienne a de nouveau pignon sur rue au pays du Cèdre, mais cette fois en toute discrétion et avec, selon des chiffres quasi officiels, un recul...