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Actualités - OPINION

Commentaire L’État-nation revisité

Par Ralf DAHRENDORF* Il est désormais à la mode de prétendre que l’État-nation a perdu sa place. La mondialisation, dit-on, signifie que les nations ne peuvent plus contrôler leurs propres affaires. Elles doivent s’unir à d’autres, comme dans le cas de l’Union européenne, l’Asean ou le Mercosur, et compter toujours plus avec les institutions internationales comme les Nations unies, la Banque mondiale et l’Organisation mondiale du commerce. Un tel point de vue est risqué. D’ailleurs, lorsqu’on y regarde de plus près, il s’avère suspect, voire simplement faux. L’État-nation, avec ses forces et ses faiblesses, est bien vivant et se porte à merveille. Pour commencer avec ses points forts, l’État-nation reste le seul espace politique qui réussisse à la constitution de la liberté. Les références démocratiques d’organisations comme l’UE sont discutables et totalement absentes dans le cas des Nations unies et d’autres institutions mondiales. En outre, malgré la recherche fréquente de nouvelles identités, européenne, latino-américaine ou autre, et malgré de nombreuses références à un nouveau cosmopolitisme, ou même à une « société civile mondiale », la plupart des gens se sentent chez eux dans leur propre pays, l’État-nation duquel ils sont des citoyens. La migration est généralement dirigée vers d’autres pays. De nombreux pays débattent actuellement de l’intégration des migrants. Que faut-il pour être britannique, allemand ou américain ? De tels débats sur l’immigration n’ont un sens que si nous reconnaissons que la citoyenneté se définit par et pour les nations. C’est, pour la plupart des gens, le côté positif de l’État-nation. L’État-nation a été pendant plus de deux siècles et continue d’être la référence d’appartenance et d’implication civique pour la plupart des êtres humains. C’est le contexte dans lequel nous voyons nos libertés protégées ou détruites. Les pays libérés du communisme en 1989 ont sûrement senti que restaurer la souveraineté nationale et recouvrer la liberté étaient étroitement liés. Il y a pourtant, et il y a toujours eu, un autre aspect, plus détestable, de l’État-nation : c’est le nationalisme. L’impulsion nationaliste peut être agressive ou défensive, dirigée contre les autres ou orientée vers l’intérieur. Dans les deux cas, elle corrompt toute tentative de création d’une communauté internationale faite de sociétés ouvertes. C’était le problème en Irak : un État-nation était devenu un fauteur de troubles dans la région et au-delà. Plus récemment, un phénomène moins violent mais tout aussi préoccupant a gagné du terrain : le renouveau du protectionnisme national. Le cycle de Doha de négociations commerciales est resté bloqué parce que les pays développés refusent d’ouvrir leurs marchés à des produits moins chers venus de pays en voie de développement, qui à leur tour essaient de protéger leurs industries naissantes. Beaucoup préféreraient des relations privilégiées à un commerce ouvert. Dans ce domaine, l’UE a souvent été obligeante. Mais aujourd’hui, le virus nationaliste a infecté jusqu’à l’Union européenne. La France, l’Espagne et la Pologne ont essayé de maintenir fermement leurs principales industries dans des « mains nationales ». Soudain, le marché unique européen est oublié, et un retour aux marchés fragmentés prend racine. Considérons, par exemple, les « directives sur les services » de la Commission européenne. Bien que la liberté de circulation des travailleurs soit l’une des « quatre libertés » du marché unique, de nombreux pays de l’UE essaient de protéger leurs marchés du travail nationaux en suspendant cette liberté aussi longtemps que possible. L’Allemagne, en particulier, avance que le fort taux de chômage résultant de la réunification de 1990 lui impose de fermer son marché du travail aux nouveaux États-membres de l’Est. De telles tendances sont dangereuses. Historiquement, le protectionnisme a souvent débouché sur des désaccords économiques, qui peuvent rapidement dégénérer en conflits plus sérieux. Les signes ne sont pas bons, même en Europe. Un récent sommet de dirigeants de l’UE a eu pour objet la politique énergétique – domaine où la coopération est non seulement très désirable, mais nécessaire. Pourtant, même la chancelière allemande Angela Merkel, clairement proeuropéenne, est allée à cette réunion avec l’intention explicite de mettre un frein à la création d’autres puissances européennes dans ce domaine. L’accord germano-russe de construction d’un gazoduc contournant la Pologne et la Lituanie, avec l’ancien chancelier Gerhard Schröder comme meneur de jeu, a déjà contribué à détériorer les relations entre la Pologne et l’Allemagne, sans parler de la coopération européenne. Pendant un temps, le pendule de l’opinion publique a pu s’agiter trop loin de l’État-nation et de son rôle. C’est l’une des raisons pour lesquelles tant de gens se sont sentis éloignés de leurs dirigeants politiques. Mais il serait malheureux, et même dangereux, que le pendule revienne vers le nationalisme à l’ancienne. Les États-nations sont bienvenus, ils constituent d’importants éléments d’un ordre mondial libéral. Mais ils doivent s’ouvrir à la coopération et à la coordination avec les autres. Nous devons veiller à résister à la naissance d’une tendance qui rappelle les événements des premières années du XXe siècle, tendance qui ne tarda pas à déboucher sur un désastre mondial. * Ralf Dahrendorf, auteur de nombreux ouvrages et ancien commissaire européen pour l’Allemagne, est membre de la Chambre des lords britannique, a dirigé la London School of Economics et St- Antony’s College, Oxford. © Project Syndicate/Institute for Human Sciences, 2006. Traduit de l’anglais par Bérengère Viennot.
Par Ralf DAHRENDORF*

Il est désormais à la mode de prétendre que l’État-nation a perdu sa place. La mondialisation, dit-on, signifie que les nations ne peuvent plus contrôler leurs propres affaires. Elles doivent s’unir à d’autres, comme dans le cas de l’Union européenne, l’Asean ou le Mercosur, et compter toujours plus avec les institutions internationales comme...