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Actualités - CHRONOLOGIE

De la vie à la survie, la capitale du Liban-Nord a le moral en berne « La souveraineté était notre priorité, aujourd’hui, nous devons combattre la misère », soulignent les habitants de Tripoli

Le 26 avril 2005, Tripoli, capitale du Nord et deuxième ville du Liban, laissait éclater sa joie. Après 29 années passées sous le joug de l’occupant syrien, la ville tout entière aspirait à la paix et à la liberté. Elle croyait, comme l’écrasante majorité des Libanais, que les mois à venir seraient plein de promesses. Elle est confrontée aujourd’hui à une triste réalité : la crise économique et sociale endémique qui sévit depuis plusieurs années et qui s’est aggravée du fait d’un blocus syrien de facto imposé aux Libanais en signe de rétorsion après le retrait achevé le 26 avril dernier. De sorte que cette crise figure désormais en tête des préoccupations des habitants, maintenant que le dossier de l’occupation et de l’hégémonie est clos. Pour de nombreux Tripolitains, il faut réaliser de véritables acrobaties pour pouvoir vivre. L’atmosphère de la ville est marquée par la grogne d’une population qui ne peut se résigner à la paralysie de son commerce, au chômage, à la vétusté de son infrastructure et aussi à la passivité du gouvernement. Les travailleurs se plaignent du bas niveau des salaires. Les patrons ploient sous la récession et l’absence de marchés extérieurs. Les petites et moyennes entreprises sont au bord de la faillite et les dissensions politiques poussent la population au désespoir. C’est une situation dramatique que brossent les habitants de Tripoli. La dynamique civique et la liesse enregistrées en mars et avril 2005 ont fait place à la colère et à l’amertume. « La souveraineté était notre priorité, aujourd’hui, nous voulons vivre. C’est le combat contre la misère qu’il nous faut désormais mener », soulignent certains habitants. À 85 km au nord de Beyrouth, c’est donc le ras-le-bol général. Dans le secteur de Tell, où sont concentrées diverses activités commerciales et bancaires, « le bilan est lourd » et les habitants pointent du doigt les responsables politiques. Le propriétaire du restaurant King, Fayçal al-Houli, surnommé al-Makari, laisse éclater sa colère, choisissant visiblement le cabinet Siniora comme bouc émissaire : « Mais que fait donc ce gouvernement ? Nous payons à M. Siniora taxes et impôts et que nous offre -t-il en retour ? Rien, pas un minimum de bien-être. Ni infrastructure, ni eau, ni électricité, ni sécurité sociale, rien pour alléger le quotidien. Si on n’a pas un député pour nous pistonner, on peut mourir comme des chiens devant la porte d’un hôpital… ». Houli ajoute qu’il est au bord de la faillite : « Il y a un an, je travaillais à plein régime. Les Syriens constituaient les trois quarts de ma clientèle. Depuis leur départ, je n’arrive pas à gagner de quoi payer mon loyer, 1 400 dollars /mois. Je me suis astreint à des mesures budgétaires drastiques, mais la situation reste catastrophique. Je ne vais pas tarder à mettre la clef sous la porte. Le peuple meurt à petit feu, le pays est au bord du gouffre et que font nos députés et ministres ? Ils réclament “la vérité ”. Moi j’ai voté pour toute la liste Hariri, moi aussi je veux que justice soit faite, mais entre-temps il faut bien que je nourrisse ma famille. Les tensions sur la scène politique ont empoisonné notre existence et perturbé notre commerce. On ne voit plus un chat dans les rues, à partir de 20 heures. Que voulez-vous, des propos incendiaires, comme “la mer est devant nous, l’ennemi derrière nous”, ou les menaces de “couper les mains et les têtes”, sèment la panique. Les gens se demandent s’il n’y a pas une nouvelle guerre qui se prépare et préfèrent garder leur pécule pour les lendemains difficiles. » Dans l’attroupement qui s’est fait autour de lui, chacun y va de ses récriminations. Un quinquagénaire tout droit sorti d’un « comic strip », avec sa mâchoire carrée et son regard de superhéros, déclare que « Tripoli est la région qui a le plus souffert de la botte syrienne. Nous avons été témoins des scènes de tortures les plus atroces. Ils ont agressé nos femmes et nos enfants, mais c’est l’armée syrienne et ses services de renseignements qui ont commis les sévices, pas le peuple syrien. Pour notre intérêt économique, il faut savoir faire la part des choses… ». Sans prendre son souffle, il enchaîne sur les attentats et la politique « houleuse » qui ont plongé le pays dans « un coma économique profond. La situation empire et personne ne s’en soucie. Je me demande si Siniora ne va pas bientôt taxer l’air qu’on respire. Évidemment, celui qui mange à satiété ne connaît pas la faim (alli chabaan ma bijou’) ». Un facteur d’explosion sociale Sombre et raide comme un piquet, Abou Khaled déclare : « S’ils veulent la vérité qu’ils la cherchent, mais pas aux dépens du peuple. Moi aussi j’ai voté pour la liste Hariri, mais nous ne voulons plus aujourd’hui ni du 14 Mars ni du 8 Mars, et surtout pas du féodalisme… Nous voulons un gouvernement qui aurait au centre de ses préoccupations nos besoins sociaux et économiques. Si Siniora veut alimenter sa caisse, qu’il nous laisse travailler. » Les yeux masqués d’un fouillis de boucles qui s’obstinent à lui tomber sur le visage, un gérant de magasin d’électroménager lance sur un ton impératif : « Écrivez, notez, dites-leur que la pauvreté est un facteur d’explosion sociale. » En raison de la baisse des revenus, de nombreux commerçants ont procédé à des coupes dans les salaires ou au licenciement de leur personnel. Sur les 35 salariés que Abdallah Bakarati employait dans son grand magasin d’habillement pour hommes, femmes et enfants, « deux tiers ont été renvoyés et le reste touche la moitié de leur rémunération. Je ne pouvais pas faire autrement. Il y a un an, ma recette quotidienne s’élevait à 20 millions de LL. Elle n’est que de deux millions aujourd’hui. Les gens n’ont plus de liquidité et les Syriens qui m’achetaient en gros des produits fabriqués en Chine ne le font plus ». L’un des vendeurs prie le ciel de ne pas tomber malade. « Je ne pourrai pas me payer un antibiotique et attendre ensuite deux à trois mois pour que la CNSS me le rembourse. On tirait déjà le diable par la queue, que dire alors avec la moitié d’un salaire ? » « Moi, on m’apporte des médicaments génériques pour mon ulcère de Syrie ; ils sont à 90 % moins chers », raconte son confrère, regrettant « amèrement » que Sleimane Frangié ne soit plus ministre de la Santé : « Il nous a rendu de grands services. Actuellement, on reste des heures à mendier un médicament, on attend des journées pour remplir un formulaire d’admission dans un hôpital. Et nos politiciens parlent de démocratie ! Une société démocratique ne peut accepter qu’il y ait des gens qui meurent par manque de soins médicaux. » Pourquoi faut-il ouvrir le front de Chebaa et pas celui du Golan ? Égrenant leur chapelet de misères, beaucoup pensent que c’est la main-d’œuvre syrienne qui a plongé les Libanais dans le chômage. D’autres estiment que « ce sont les salaires rachitiques qui les ont menés à cette situation. D’ailleurs, certains ouvriers syriens sont de retour et le reste a été remplacé par des Asiatiques. Un étranger quitte, un autre lui succède ». Un fabricant de meubles laisse toutefois entendre que « le secteur a dû recourir à la main-d’œuvre locale, en relevant les salaires. Mais les pertes accusées depuis un an ont fortement affecté notre bilan ». Plus explicite, son voisin révèle que par le passé, ils achetaient le bois en Syrie, que le coût du transport était minime et qu’ils ne payaient pas la TVA. « Aujourd’hui, le prix de la matière première, importée d’Europe et d’Asie, est élevé, son transport coûte cher et la taxe est majorée. Les tarifs ayant augmenté, on n’arrive plus à écouler notre marchandise. Les ventes ont chuté de 85 %. » Même scénario dans les établissements de change qui déplorent « des pertes certaines pouvant aller jusqu’à 95 % par rapport à la même période de l’année dernière », explique Abdallah Chamma. Et il arrive à Fadi el-Chami, propriétaire d’un bus flambant neuf qui assurait régulièrement la liaison entre Tripoli et Beyrouth, de ne pas bouger durant toute une semaine, faute de passagers. « Pas de travail » non plus pour Abou Haytham qui misait sur la clientèle pour vendre « 200 galettes par jour » et autant de café et de thé. « Aujourd’hui, c’est moi qui mange la kaaké et bois le café que je prépare. Mais je ne regrette rien, car autrefois la vie était pénible, nous vivions sur nos nerfs, une petite dispute pouvait dégénérer en menaces et faisait intervenir les services de renseignements… ». Dans le vieux souk, les ateliers Tartoussi, Ezzo et Hassoun, réputés pour leurs objets en cuivre fabriqués et martelés selon le mode traditionnel, « fonctionnent au ralenti » et les bijoutiers font face à des « difficultés majeures ». « Après le retrait de l’armée syrienne, on pensait que l’économie allait reprendre, que les touristes et les émigrés allaient affluer et que nous connaîtrions les effets d’une prospérité matérielle et morale. Le pays s’est malheureusement enlisé dans une crise à la fois politique et économique et les conséquences sont catastrophiques », déplore Ziad al-Kari. Tout aussi démoralisé, Firas Karhani explique que son entreprise « va à la dérive. On est fatigué, on est ruiné. Cela fait des semaines que je n’ai pas vendu pour une livre libanaise, et tout ça parce que le Liban doit invariablement payer les frais de la politique régionale, rester l’otage de la lutte arabo-israélienne, subir sur son sol la guerre des autres. Dites, pourquoi faut-il ouvrir le front de Chebaa et pas celui du Golan ? Pourquoi nous chicaner le droit d’un tracé des frontières, ultime garant de la stabilité ? Ne peut-on pas avoir des relations politiques normales ? » Apathie et indifférence Abordant un autre registre, le bijoutier insiste sur le fait que « Tripoli n’a jamais connu des projets de développement, ni sur le plan économique ni en matière d’infrastructure, de santé et d’éducation, rien. L’État est momifié dans son apathie et son indifférence ». Il révèle qu’« en hiver, les enfants étudient à la lueur des bougies » et qu’« en été, toute l’électricité est dirigée vers les quartiers riches et les complexes balnéaires. L’abonnement qu’on paie à l’EDL va à vau-l’eau » . Il ajoute, révolté, que « Tripoli est pauvre, pauvre à en mourir… L’aider, ce n’est pas lui faire l’aumône, mais déblayer les obstacles à son développement économique et prendre les mesures qui pourraient aider à son décollage ». Même son de cloche dans le secteur al-Mina. Les commerçants encaissent mal le choc économique des événements 2005. La circulation est fluide et les rues sont dépeuplées. Le City Complexe est pratiquement désert et l’avenue appelée « al-Kassdoura » (« La promenade »), généralement fréquentée jusque tard dans la nuit, est abandonnée dès 21 heures. « L’activité et l’afflux des visiteurs ont baissé, quelques clients sont restés néanmoins fidèles à leurs habitudes », signale le gérant d’une boutique de vêtements de luxe, sans dévoiler le montant des pertes. Chez « Teshkila » où s’étalent des collections de soieries, laines et objets d’antiquités indiennes, « la situation est lamentable», selon la responsable qui a vu son activité reculer de 80 %. Elle indique que l’établissement comptait parmi sa clientèle « de riches Syriens qui ne viennent plus depuis que les relations entre nos pays sont tendues ». Blocus oblige… Pour faire écouler sa marchandise, Riad Farah, gérant d’un magasin de téléphones mobiles et de jeux électroniques à la rue Port Saïd, est « obligé de vendre au prix de revient et à crédit. Si la crise dure, c’est la faillite ». Un constat que partage Dimitri Maaz, propriétaire d’une parfumerie qui a licencié son employée et opté pour une nouvelle formule : « Vendre plus, mais moins cher. Je ne gagne que 5 à 10 % sur chaque produit, mais cela ne nous fait pas vivre. » May MAKAREM
Le 26 avril 2005, Tripoli, capitale du Nord et deuxième ville du Liban, laissait éclater sa joie. Après 29 années passées sous le joug de l’occupant syrien, la ville tout entière aspirait à la paix et à la liberté. Elle croyait, comme l’écrasante majorité des Libanais, que les mois à venir seraient plein de promesses. Elle est confrontée aujourd’hui à une triste...