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Actualités - OPINION

IMPRESSION Merci

C’était souvent à la première période, celle de 7h30. La plupart d’entre nous, comme tombés du lit, avaient encore les paupières lourdes et encroûtées de sommeil. Elle entrait dans un grand silence. L’obscurité des matins d’hiver, l’éclairage sinistre des ampoules nues, la hauteur des plafonds qui écrasait nos petites tailles conféraient à l’instant quelque chose de pesant et de solennel. Sans rien dire, elle se signait, et debout comme un seul homme, nous récitions une action de grâce. La buée qu’exhalaient nos lèvres enfantines dans le froid cinglant de la classe ressemblait à une nuée de fantômes accourus au signal. Ces fantômes, nos prédécesseurs, avaient gravé à la pointe du compas, au revers des pupitres, qui des initiales, qui un cœur, qui sa rancœur, pauvres témoignages d’anciens prisonniers de l’Éducation. Pour que nul n’ignore qu’ils sont passés par là, qu’ils ont rêvé, qu’ils ont aimé, qu’ils auraient tant voulu être ailleurs. Ils étaient pourtant là, dans cette enceinte haïe, entourant nos paroles, nos mille pardons, nos mille mercis, de brumes amicales, amen. Elle portait tailleur et lunettes. Ses chaussures n’avaient pas évité les flaques et son parapluie gouttait encore au pied de la verrière. Couvrant le vacarme des trombes qui menaçaient aux fenêtres, sa voix ferme et douce nous parlait des plus malheureux que nous. Pouvait-il y avoir au monde plus malheureux que nous ? Se trouvait-il ailleurs, tout près, plus loin, n’importe, d’autres misérables tirés de leur lit douillet en plein milieu d’un rêve, étourdis par l’alarme d’un réveil récalcitrant, plongés dans un lavabo, écœurés de lait tiède et de dentifrice mal rincé, fagotés de leur triste uniforme, chargés de leur poids en livres, sauvagement poussés dans un bus bondé et cahotant, grelottant, nauséeux, ensommeillés et malades de tristesse ? Elle affirmait que oui, qu’il y avait pire. Pensez à ceux qui n’ont pas d’eau chaude pour se laver et qui se lavent quand même, pensez à vos grands-parents qui devaient traverser une cour gelée pour faire leur toilette à l’eau du puits, pensez à ceux qui n’ont pas de moyens de transport pour se rendre à l’école et qui y vont à pied par tous les temps. Pensez aussi à ceux qui n’ont pas l’électricité pour leurs devoirs du soir et qui s’épuisent les yeux à la lueur des bougies, la nuit, pour être à jour. Et d’introduire, même en imagination, ce supplément d’inconfort dans nos petites vies déjà pas bien légères nous donnait un peu plus de courage pour aborder la grammaire. Derrière ses hublots ternis par l’usure des corrections, elle en savait un brin sur la misère, la maîtresse. Ce sont choses que l’on apprend plus tard. À l’âge où l’on devient soi-même contemporain de ces enseignants qu’on a toujours crus vieux. Une fois affranchi de la routine scolaire, une fois entré dans la vie adulte, on les croise parfois dans la rue, inchangés, pas une ride de plus, pas un cheveu de moins. Il n’y a pas à dire, si le métier n’épanouit pas toujours, du moins il conserve. Plus tard donc, nous l’avons su. Elle venait d’un de ces villages éloignés de la capitale. Elle logeait dans un de ces foyers pour jeunes filles, à couvre-feu, à mille privations. Trois ou quatre kilomètres à franchir à pied pour accueillir avec nous, souvent trempée jusqu’à l’os, les petits jours maussades, et remercier du peu qu’il lui était donné. Aujourd’hui encore, sa silhouette toujours droite promène par les rues une existence alimentée par une maigre retraite, pliée au bonheur léger du contentement. Elle n’a jamais connu le pire, puisqu’il y a toujours pire. Mais elle n’a pas eu mieux. Si son pupitre avait survécu aux divers réaménagements, on y aurait peut-être découvert, gravé au compas du maître, quelque rêve d’une autre vie. Mais c’est peu probable. Les fantômes ne sont que des insatisfaits. Fifi ABOU DIB
C’était souvent à la première période, celle de 7h30. La plupart d’entre nous, comme tombés du lit, avaient encore les paupières lourdes et encroûtées de sommeil. Elle entrait dans un grand silence. L’obscurité des matins d’hiver, l’éclairage sinistre des ampoules nues, la hauteur des plafonds qui écrasait nos petites tailles conféraient à l’instant quelque...