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Un photographe et un reporter d’agence témoignent de leurs conditions de travail Entre peur et excitation, le quotidien des journalistes en Irak (Photos)

Dans leurs veines coule cette excitation qui les pousse à toujours revenir vers le chaos. Dans leur tête, c’est la peur qui s’immisce, par vagues, compagne fidèle de leur vie de journaliste de guerre. Depuis le début des hostilités en Irak, ils sont les témoins privilégiés de la détérioration de la situation. Deux journalistes, l’un travaillant pour la presse écrite, l’autre photographe, racontent leur vie et leurs conditions de travail dans un pays au bord du gouffre. Le bruit des rotors d’hélicoptères, le chant du muezzin, les tirs d’armes automatiques, les cris des blessés ; l’odeur de la poudre, des morts, de la merde ; la vue du sang, des corps mutilés, des enfants au regard d’adulte, des adultes pleurant comme des enfants... Tel est le lot quotidien de Patrick Baz, photojournaliste couvrant Bagdad et directeur régional de la photo pour l’AFP. Sa dernière mission ? L’offensive contre Falloujah et Ramadi aux côtés des soldats américains. « Durant la première opération américaine contre ce bastion sunnite, j’étais entré dans la ville de manière autonome, en “wild cat”, comme on dit. Pour cette seconde offensive, nous n’avions plus le choix. Les insurgés, en se radicalisant, ont poussé les journalistes dans les bras des soldats américains. » Symbole de cette situation, il raconte avoir vu, à Falloujah, le cadavre d’un homme portant un gilet pare-balles barré de l’inscription « presse ». Dans les poches de cet homme, abattu par les Marines, se trouvaient des explosifs et des armes. « Face à la dangerosité de la situation, l’“embedment” (intégration dans les rangs de l’armée américaine, NDLR) était la solution à nos problèmes rédactionnels. » Un problème qui ne se posait pas à Najaf, où les journalistes pouvaient passer des troupes américaines aux rangs de la rébellion chiite sans problème. « Dans les bastions sunnites, cela est désormais impossible. » Les règles de l’« embedment » sont assez simples. Les journalistes étant informés des offensives quelques heures avant leur lancement, ils doivent s’engager à ne pas trahir les secrets militaires. Il est également interdit de photographier les visages des morts et des blessés. Lorsqu’ils décident de suivre une offensive, les journalistes suivent les mêmes ordres que les militaires. Question de survie. « Nous sommes généralement en queue du groupe. Quand le capitaine ordonne de s’agenouiller, nous nous agenouillons, s’il faut ramper, nous rampons... Nous suivons les ordres », explique K.*, journaliste pour une agence de presse écrite. « Il faut savoir que nous avons un accès complet à tout et tout le monde, informations, gradés... », précise-t-il avant d’ajouter : « Il faut toutefois toujours se souvenir qu’ils nous veulent là pour faire passer leurs informations. Quand ils disent avoir tué une centaine de terroristes, il est difficile de savoir s’il s’agissait effectivement de terroristes ou de civils. » Reste aussi à éviter le piège de l’empathie envers des soldats qui, en fin de compte, protègent votre peau. Un journaliste embarqué peut-il tout écrire ? « Lors de la première offensive contre Falloujah, un journaliste de l’AFP a rédigé un papier sur un soldat américain qui avait abattu un civil irakien ne représentant pas de danger. Il s’est fait virer du camp, mais n’a pas été complètement expulsé puisqu’il a été transféré sur une autre base. » Une connaissance parfaite du terrain « Pour préparer leurs offensives, les soldats américains disposent de photos de la ville prises par leurs drones. Le niveau de précision est impressionnant, et quand les soldats arrivent sur le terrain, ils savent exactement où se trouvent quelle voiture, quelle maison », explique Patrick Baz. Reste que chaque bataillon ne dispose que des informations le concernant. « À Falloujah, les soldats travaillaient sur une zone bien délimitée. En bordure de cette zone, ils criaient “friendly fire”, pour éviter d’être visés par des tirs américains », ajoute le photographe. Lors de la première offensive contre Falloujah, K., basé sur le front nord, raconte avoir été informé par ses bureaux d’une opération meurtrière lancée par les forces américaines contre une mosquée au sud de la ville. « Le front nord n’était pas du tout au courant, et j’ai dû batailler ferme pour parvenir, en pleine nuit, sur le front sud, là où toutes les informations nécessaires m’ont été fournies. » Pour Patrick Baz, c’est arriver au cœur des combats en novembre à Falloujah qui fut une rude bataille. « J’ai mis quatre jours pour parvenir à me faire embarquer avec un bataillon opérant au cœur de la ville. » Quatre jours à passer d’un camp à un autre, avec ses 40 kilos d’équipement, casque, gilet pare-balles, genouillères, appareils photographiques, dans un contexte de vie plus que spartiate. Quatre jours pour enfin atteindre le cœur du sujet, le quartier Jolan où ont eu lieu la plupart des combats majeurs. Là où un soldat qu’il suivait a été touché par un éclat d’obus, non loin de notre photographe. « Ça fait réfléchir, forcément. ça aurait pu être moi », lâche-t-il. Drogué à l’adrénaline Alors pourquoi continuer ? « Je suis accro à l’adrénaline. C’est une drogue », reconnaît-il. Une analyse que conforte son curriculum vitae d’un genre particulier. Son parcours a en effet commencé à Beyrouth, en 1982, lors de l’invasion israélienne, pour se poursuivre, ensuite, au gré des soubresauts violents de notre monde, de Sarajevo, à Mogadiscio en passant par Bagdad, plus d’une fois. « Avec la position que j’occupe à l’AFP, je pourrais tranquillement rester derrière mon bureau. Mais ceci m’est impossible. Je dois aller sur le terrain. Je suis né sur la ligne de démarcation à Beyrouth. C’était peut être un signe », lâche-t-il, le sourire aux lèvres. « Seuls les morts ont vu la fin de la guerre » Et côtoyer la mort, de manière si fréquente, la photographier au quotidien, penser que l’on se sent vivre en ces lieux de danger, ressentir ce besoin de revenir toujours en ces endroits jonchés de cadavres, de sang et de tripes, n’est-ce pas là un peu perturbant ? « Non, parce que j’aborde les choses différemment. Je les vois à travers la caméra. Quand je suis sur une scène qui dégoûterait la plupart des gens, moi je pense à cadrer, à faire la photo. Oui, la mort pue, et son odeur colle à la peau. Mais, pour le reste, on devient immunisé. Désensibilisé. Je me souviens de ce graffiti dans les latrines d’un camp américain du triangle sunnite : “Seuls les morts ont vu la fin de la guerre”. Ce sont les survivants qui me touchent. Ces hommes qui ne peuvent plus retenir leurs larmes, ces enfants dont le front est barré de rides qui en disent long sur ce qu’ils ont vu. Je pense à ma famille, là c’est dur. » S’autocensure-t-on parfois ? « Non. J’ai conscience d’être un voyeur, de violer parfois l’intimité des gens. Avec le temps, on trouve les limites. Dans certains cas, je prends la photo et je dégage tout de suite, je les laisse tranquille. Notre métier est l’un des rares au monde que l’on ne peut pas faire si on ne l’aime pas. » Employer des Irakiens Reste que le travail journalistique en Irak devient de plus en plus difficile. « Après la chute de Bagdad, nous pouvions circuler partout dans le pays. Depuis, à chaque fois que je retourne à Bagdad, je constate que la situation sécuritaire s’est dégradée. Après l’enlèvement et l’assassinat des deux employés américains et de l’Anglais Bigley, notre agence a demandé aux journalistes non arabes de se limiter à la zone verte sécurisée à Bagdad et aux interviews organisées dans des maisons. Après l’enlèvement des ingénieurs égyptiens d’Orascom, les journalistes arabes ont eu droit au même traitement. Aujourd’hui, nous sommes coincés à l’hôtel. Pour obtenir nos informations, nous devons compter sur les Irakiens qui travaillent pour nous », raconte K. « Nous avons un réseau de correspondants irakiens dans toutes les villes du pays. Quand une explosion a lieu à Bagdad, nous envoyons un Irakien et lui expliquons tout ce à quoi il doit être attentif : le nombre de morts, de blessés, de voitures calcinées, s’il y a du sang, des morceaux de corps humains... » La qualité du travail est-elle toutefois toujours la même ? « Non, bien sûr que non. Nous devons écrire des histoires dont nous n’avons pas été les témoins visuels. Il nous manque les expressions sur les visages, l’atmosphère... » En ce qui concerne la photo, « nous avons équipé tous nos chauffeurs et traducteurs de petits appareils digitaux », explique Patrick Baz. Si les Irakiens peuvent travailler plus facilement, ils n’en sont pas moins exposés à des risques. « Il y a quelques mois, l’un de nos chauffeurs s’est fait assassiner. Sa voiture a été mitraillée par un groupe armé, il est mort sur le coup. D’après les témoins, ses assassins lui auraient dit que c’était le prix à payer pour avoir travaillé avec des étrangers », rapporte K. avant d’ajouter : « Quelques semaines plus tard, son fils, qui travaillait pour des reporters américains, s’est également fait assassiner. On lui aurait dit : “Tu n’as donc rien appris de ton père”. » Malgré les risques, malgré la peur, qui mine autant qu’elle protège, ils se préparent à repartir à Bagdad. Encore. Une éditorialiste du New York Times avait écrit un jour que l’Irak était devenu, à cause de la politique de l’Administration Bush, un aimant pour tous les jihadistes du monde. Le berceau de l’humanité l’est également pour ces journalistes accros aux émotions fortes. Émilie SUEUR *K. a préféré garder l’anonymat Ces Libanais partis travailler en Irak Il est né avec la guerre du Liban. Son enfance a été rythmée par le bruit des bombes. Vingt-neuf ans plus tard, A.* travaille à Bagdad. Il a commencé par travailler pour une entreprise de télécommunications, au lendemain de la chute du régime de Saddam Hussein. Aujourd’hui, il est employé par la branche commerciale d’une télévision privée irakienne. Pourquoi retourne-t-il régulièrement dans cet enfer irakien ? « L’argent est une motivation certaine », souligne-t-il. L’idée qu’il faille poser aujourd’hui ses jalons dans un pays dont il croit fermement au potentiel économique à long terme entre également en ligne de compte. Un certain goût pour le danger et tout ce qui l’accompagne, à commencer par les armes, certainement aussi. L’évolution des mesures de sécurité dont il s’entoure en dit long sur la dégradation de la sécurité en Irak. « En juin 2003, lors de mon premier séjour, la situation était relativement calme. Je résidais à l’hôtel et je ne m’étais entouré que d’un chauffeur. » Il y a cinq mois, A. a demandé un garde du corps. Depuis trois mois, six hommes assurent sa sécurité. « Des Irakiens, ils sont moins chers que les Libanais et les Sud-Africains », précise-t-il avant d’ajouter : « Ils sont tous armés de kalachnikovs et sont issus d’une même tribu de Falloujah. » Il y a un an, A. pouvait avoir une vie « normale » en Irak, aller au restaurant, circuler dans la capitale et dans le pays. « Aujourd’hui, je quitte la maison le matin en voiture blindée et vêtu d’un gilet pare-balles pour me rendre au boulot. Le soir, je rentre directement à la maison. Je regarde un DVD, puis je me couche, un pistolet près du lit et une kalachnikov sur le rebord de la fenêtre », explique-t-il. Sur la route, il essaie autant que possible d’éviter les convois américains et les embouteillages. « Si je suis coincé, je laisse assez d’espace devant la voiture pour pouvoir dégager sur le trottoir en cas de problème », précise-t-il. Selon lui, ceux qui organisent les attaques et les enlèvements sont très bien informés. « Ils savent tout de leur cible, son emploi du temps, ses occupations et surtout l’état de son compte en banque. » S’il repart aujourd’hui en Irak, il a toutefois décidé d’éviter la période des élections, fin janvier. Histoire de ne pas tenter le diable et de ne pas mettre à trop rude épreuve les nerfs de sa famille. La famille de N.B. *a aussi vécu des moments difficiles quand cette jeune fille a décidé de partir avec son mari en Irak pour y travailler. « Je ne supportais plus Beyrouth et sa superficialité. J’avais besoin de changement. » Son mari, qui travaillait déjà avec l’Irak sous le régime de Saddam Hussein, avait déjà ses contacts. Pour elle, trouver un poste ne fut pas long. En juillet 2004, ils quittaient Beyrouth pour Souleymanieh, en zone kurde, via la Turquie. « Comparativement au reste du pays, Souleymanieh est un véritable havre de paix. Nous y menions une vie quasi normale. Restaurant, course, boulot... » Seul bémol, l’antipathie prononcée des Kurdes pour les Arabes. Histoire oblige. « Mais j’ai appris quelques mots de kurde, de quoi détendre les relations. » En octobre 2004, le jeune couple a toutefois décidé de quitter l’Irak. « Souleymanieh n’a jamais été la cible de violences. Mais nous sentions le chaos se rapprocher, notamment avec la multiplication des clashs à Kirkouk et à Mossoul. Des responsables ont commencé à parler de guerre civile. Nous avons appris que des gens avaient eu des problèmes pour traverser la frontière turque. » Assez de signes pour les inciter à rentrer à Beyrouth. Sans regrets et avec l’espoir, peut-être, de retourner là-bas un jour. E. S. * A et N.B. ont préféré garder l’anonymat.
Dans leurs veines coule cette excitation qui les pousse à toujours revenir vers le chaos. Dans leur tête, c’est la peur qui s’immisce, par vagues, compagne fidèle de leur vie de journaliste de guerre. Depuis le début des hostilités en Irak, ils sont les témoins privilégiés de la détérioration de la situation. Deux journalistes, l’un travaillant pour la presse écrite,...