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Conférence de Pierre Bordreuil à Beyrouth et colloque international à Paris pour le 75e anniversaire des fouilles de Ras Shamra Le royaume d’Ougarit, ou les origines de l’alphabet(photos)

L’ougaritique, parlé et écrit sur la côte de la Méditerranée orientale durant la deuxième moitié du second millénaire avant J-C, est, à nos jours, la langue la plus ancienne qui nous soit bien connue. Les milliers de tablettes d’argile cunéiformes, découvertes à Ras Shamra, près de Lattaquié en Syrie, par la mission archéologique française, offrent des analogies avec la langue de l’Ancien Testament, a déclaré Pierre Bordreuil lors de la conférence organisée à Beyrouth par les éditions Geuthner à l’occasion de la parution du «Manuel d’ougaritique» dont il est le coauteur avec Dennis Pardee. Une publication qui fait le point sur la connaissance de la langue ougaritique, sa spécificité et la civilisation que cet idiome a transmise. « Cette découverte unique, qui a soulevé l’enthousiasme des spécialistes, non seulement a permis de dresser un tableau de la vie d’un royaume à l’âge du Bronze, mais révèle aussi un foyer autonome de civilisation dont le legs s’est perpétué jusqu’à nous, dans notre alphabet », a ajouté Pierre Bordreuil, responsable de l’équipe d’épigraphistes de Ras Shamra dont le site recèle les ruines de l’antique Ougarit, capitale d’un royaume du IIe millénaire avant J-C. Avec ses fortifications, son palais royal, ses temples, ses quartiers d’habitation et la richesse des objets mis au jour, Ougarit témoigne d’une culture méditerranéenne raffinée : stèles et coupes en or, vaisselle de luxe, objets de toilette en ivoire et en faïence, bijoux, instruments de musique… mais aussi, et surtout, des milliers de tablettes d’argile portant des inscriptions en cunéiforme alphabétique ont été trouvés dans les archives du palais royal et les bibliothèques de lettrés. En parallèle à ceux qui étaient rédigés en écriture et langue babyloniennes, Ougarit a livré des textes en langue locale transcrite dans une écriture inconnue jusqu’alors, la première écriture alphabétique de l’histoire, qu’une équipe internationale réussira à déchiffrer peu après la découverte du site en 1929. Axant son exposé sur le thème « Ougarit, aux origines de l’alphabet » et le ponctuant d’une projection de diapositives, le conférencier a rappelé que le décodage de la graphie d’Ougarit a été réalisé dès 1930. « On imagine mal aujourd’hui le retentissement qu’a connu à l’époque cette découverte a priori énigmatique. Les spécialistes étaient là devant un système d’écriture inconnu d’autant plus indéchiffrable qu’on ne disposait d’aucune correspondance avec une langue déjà connue, comme cela avait été le cas pour l’écriture hiéroglyphique égyptienne de la pierre de Rosette et pour l’élucidation de l’écriture cunéiforme assyro-babylonienne », a-t-il souligné. Toutefois, une tablette bien conservée et portant tous les signes « ougaritiques » a permis à l’allemand H. Bauer et aux deux Français, Édouard Dhorme et Charles Virolleau, de déchiffrer ce système cunéiforme alphabétique, et de procéder à la lecture et à l’interprétation des textes épiques et religieux, mettant en scène des divinités comme le dieu de l’orage Haddou, plus connu comme étant « Baal le maître », Anat, déesse des sources, Shapshou, la divinité solaire, Yam O, de la mer, etc. «On s’est aperçu rapidement que l’imagerie littéraire de ces textes antiques et les procédés littéraires mis en œuvre rappellent de manière singulière la langue de l’Ancien Testament. Le fait de chevaucher des nuées, par exemple, était aussi bien l’apanage du Baal ougaritique que celui de Yahveh au psaume 68.» Mais c’est la mise au jour des archives administratives et économiques qui révélera l’existence d’un royaume structuré dont l’horizon géographique s’étendait de l’île de Crète à la Babylonie. La découverte d’un lapis-lazuli laisse même supposer qu’Ougarit entretenait des activités commerciales avec le Pakistan. Les milliers de tablettes ont également démontré qu’en plus de la langue akkad de la Mésopotamie, le royaume d’Ougarit utilisait cinq systèmes d’écriture et plus de huit langues différentes. Dans leur ouvrage qui comprend une initiation à l’épigraphie du texte et à la grammaire, Bordreuil et Pardee ont «transcrit, traduit et vocalisé une cinquantaine de textes, notamment des documents administratifs et économiques jusque-là inédits. Pour des raisons pédagogiques, nous avons choisi de proposer une vocalisation afin que le lecteur puisse avoir une idée de la prononciation de l’époque. Pour cela, nous disposons d’un bon nombre de mots d’origine locale traduits dans des textes akkadiens et par conséquent vocalisés », a indiqué le conférencier, ajoutant que «toute la recherche archéologique et épigraphique sur Ougarit reste marquée du sceau du provisoire, car les opérations de fouilles entreprises jusqu’à ce jour ne couvrent pas le quart de la surface du tell archéologique. Les générations futures ont encore devant eux beaucoup de travail de dégagement et d’élucidation des données matérielles et textuelles, et les nouvelles découvertes sur le site peuvent remettre en question beaucoup de choses ». Toutefois, les spécialistes ont pu établir qu’à Ougarit, un alphabet cunéiforme de 30 signes a fourni une documentation variée, allant des récits mythologiques aux textes administratifs, en passant par des actes juridiques, des pages de dictionnaires multilingues et des correspondances internationales. «On a de bonnes raisons de supposer que cet alphabet est né au début du XIIIe siècle et qu’il a disparu au début du XIIe. Il n’est sûrement pas le premier essai alphabétique puisqu’on a découvert en Palestine et dans le Sinaï des embryons d’alphabet linéaire datant du XVIe ou du XVe siècle, donc antérieur à celui d’Ougarit, mais ces embryons d’alphabet se limitent à quelques mots d’interprétation trop souvent incertaine. La question qui se pose alors est la suivante: cet alphabet cunéiforme est-il né à Ougarit ? On pourrait le croire et nous avons des arguments dans ce sens, puisque c’est le seul endroit où plusieurs milliers de tablettes couvrent un champ littéraire aussi diversifié », a dit Pierre Bordreuil. Il ajoute toutefois que cet alphabet cunéiforme a été aussi découvert, mais à l’état isolé, en Palestine, en Syrie et au Liban, plus précisément à Sarafand où une anse inscrite en cunéiforme alphabétique indiquant le nom de l’objet (une sorte de cratère) et le nom du potier a été exhumée en 1972. Or la langue de cette courte inscription, datée par le spécialiste libanais Issam Khalifé autour du XIIIe siècle, n’est pas ougaritique mais vient du phénicien. En revanche, «l’inscription relevée sur le sarcophage d’Ahiram de Byblos présente la même phraséologie ougaritique, ce qui laisse supposer qu’au XIIIe siècle, le cunéiforme alphabétique a servi à noter la langue phénicienne à Sarepta ». Ponctuant son exposé de plusieurs exemples, le conférencier estime que «le principe théorique de l’alphabet s’est d’abord exprimé au moyen de l’écriture cunéiforme alphabétique » et que «les phéniciens l’ont développée en un système graphique linéaire permettant d’utiliser des supports légers comme le cuir ou le papyrus. Mais ces matériaux, qui étaient dégradables et qui ne pouvaient être conservés que dans des lieux secs, ont été en grande partie détruits et n’ont plus laissé de traces ». Bordreuil étoffe ses arguments en commentant une tablette d’argile qui porte des signes alphabétiques cunéiformes selon une succession qu’on retrouvera plus tard dans les inscriptions sabéennes du Yémen portant des signes non plus cunéiformes mais linéaires, marquant ainsi la transition sur le système graphique linéaire. «Si l’alphabet cunéiforme n’a pas eu d’héritier, il a sûrement inspiré les scribes qui l’ont transformé en caractères linéaires destinés à s’imposer de Babylone à Carthage et jusqu’à l’Espagne», a dit le conférencier, concluant que les Grecs ont admis eux-mêmes ce legs. Ougarit vs Tell Kazel Illustré de superbes photographies de vestiges architecturaux, d’objets archéologiques et de tablettes d’argile écrites pour la plupart en akkadien, le catalogue de l’exposition « Le royaume Ougarit. Aux origines de l’alphabet » déroule sur quelque 300 pages l’histoire du royaume, ses langues et ses écritures, sa politique administrative, son commerce, son art et son artisanat, ses cultes et ses croyances, ainsi que ses relations internationales. Les textes sont élaborés par des spécialistes archéologues parmi lesquels Leila Badre, directrice du musée de l’Université américaine de Beyrouth. Elle signe le chapitre des relations d’Ougarit avec son voisin le royaume d’Amourrou – Tell Kazel, où elle dirige les fouilles archéologiques depuis 1986. Nous publions un extrait de son article : « Tell Kazel est, avec Tell Arqa, le plus gros site archéologique (20 hectares et 25 mètres de haut) de la plaine triangulaire du Akkar. Il contrôle la route qui relie la Syrie intérieure au littoral via la trouée de Homs. «L’identification de Tell Kazel avec le Soumour des textes de Tell Amarna n’a encore été établie par aucune inscription provenant du site même. Il est clair depuis Ernest Renan (1864), que Soumour se trouve dans la plaine du Akkar. Les meilleurs arguments pour cette identification sont fournis par la taille du site, sa situation stratégique dans la trouée de Homs et la richesse de ses niveaux (Bronze récent et Fer I-II) où le Soumour du royaume d’Amourrou jouait précisément un rôle régional prépondérant. «Amourrou est, à l’époque du Bronze récent, le nom d’une entité politique couvrant géographiquement la plaine du Akkar jusqu’à Homs. Cette région est pendant l’époque amarnienne (XIVe siècle avant J-C), sous hégémonie égyptienne. Amourrou est alors le siège d’un “ rabishu ”, gouverneur égyptien. À cette période, les cités côtières sont en rivalité entre elles et menacées par les Hapiru, les habitants des marges, montagnes et déserts. C’est avec l’aide de ces troupes “hapiru” qu’un personnage, Abdi-Asirta, d’origine inconnue, et ses fils, dont Azirou, se lancent à la conquête de plusieurs villes dont Soumour. Azirou conserva un temps son allégeance vis-à-vis de l’Égypte avant de signer en tant que “ roi d’Amourrou ” un traité de vassalité avec le roi hittite, Suppiluliuma, alors en train d’abattre l’empire mittanien en Syrie. «Amourrou, entrant dans l’empire hittite, s’ouvre alors au monde nord-syrien et développe des relations diverses avec l’autre grand royaume de la côte syro-hittite, Ras Shamra-Ougarit. Les fouilles de Tell Kazel ont donné jusqu’ici certains résultats semblables à ceux d’Ougarit, tant dans le cadre des activités quotidiennes que dans les importations égyptiennes, chypriotes, mycéniennes et de la côte troyenne nord- anatolienne. La disproportion des superficies fouillées sur les deux sites, Ougarit et Tell Kazel, et l’absence à ce jour d’archives exhumées à Tell Kazel ne permettent pas encore de rechercher les similarités dans les domaines urbain, funéraire, culturel, etc. » Lyon et le Louvre À l’occasion du 75e anniversaire de la découverte d’Ougarit par la mission archéologique française, un colloque scientifique international est organisé les 25 et 26 novembre au musée des Beaux-Arts de Lyon où se tiendra en parallèle, jusqu’au mois de janvier, une exposition intitulée « Le royaume d’Ougarit. Aux origines de l’alphabet ». Les conférences, qui se dérouleront au Louvre, à Paris, le 27, feront une large part aux relations du royaume avec ses « voisins ». Entre-temps, l’événement a été marqué par deux parutions: le Manuel d’ougaritique (2 volumes et un CD) édité chez Geuthner, et le Dossier archéologique qui a consacré un numéro Spécial Ougarit. La trilingue de Behistun La langue assyro-babylonienne a été déchiffrée grâce à la trilingue de Behistun ou Bisotun (village d’Iran, sur l’ancienne route d’Ecbatane à Babylone). Sur la paroi de la falaise dominant la route, Darios Ier a fait sculpter un bas-relief et graver des inscriptions célébrant son triomphe sur Gaumata. Le texte était rédigé en écriture cunéiforme et en trois langues : vieux perse, babylonien et élamite. La découverte du texte et le déchiffrement, dans les années 1800, du vieux perse puis du babylonien par Rawlinson aidé par Hincks, Talbot et Oppert fournissent la base essentielle à l’étude des civilisations babyloniennes. L’écriture de la pierre de Rosette Pour déchiffrer l’écriture hiéroglyphique de la pierre de Rosette, les spécialistes disposaient d’une « langue trilingue » : la stèle exposée au British Museum portant un décret de Ptolémée V Épipha (-196), écrit en deux langues et en trois écritures, hiéroglyphes, démotique et grec. Elle fut découverte en 1799 par un officier du génie français, Bouchard , au cours de travaux de terrassement au fort Saint-Julien près de Rosette et a permis à Champollion d’établir les bases du déchiffrement des hiéroglyphes. Bordreuil et Pardee C’est dans le cadre du Salon du livre Lire en français et en musique, que Pierre Bordreuil, coauteur avec Dennis Pardee du Manuel d’ougaritique, a signé son ouvrage au stand des éditions Geuthner. Et c’est Myra Prince, directrice de cette maison d’édition, qui l’ a présenté au cours de la conférence. Directeur de recherche émérite au CNRS, membre du laboratoire sémitique du Collège de France (LESA), responsable de l’équipe d’épigraphie de la mission archéologique de Ras Shamra-Ougarit, et coauteur avec Dennis Pardee des textes en cunéiforme alphabétique mis au jour sur le site archéologique, Bordreuil est un historien dont le champ d’étude est le Levant aux IIe et Ier millénaires entre Antioche et Gaza. Il a inauguré à l’École des langues et civilisations orientales de Paris un enseignement de l’ougaritique jugé indispensable dans un établissement où les études bibliques occupent une place d’honneur. Myra Prince devait également signaler que Dennis Pardee enseigne les littératures antiques à l’Université de Chicago. May MAKAREM

L’ougaritique, parlé et écrit sur la côte de la Méditerranée orientale durant la deuxième moitié du second millénaire avant J-C, est, à nos jours, la langue la plus ancienne qui nous soit bien connue. Les milliers de tablettes d’argile cunéiformes, découvertes à Ras Shamra, près de Lattaquié en Syrie, par la mission archéologique française, offrent des analogies...