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Actualités - REPORTAGE

Les incidents de Majdel Anjar ont ravivé certaines appréhensions De Aïn el-Héloué jusqu’au Nord, en passant par la Békaa-Ouest, y a-t-il une véritable menace islamiste au Liban? (Photo)

En janvier 2000, le Liban découvrait, horrifié, l’existence d’un noyau islamiste capable en quelques heures de replonger le pays en pleine déstabilisation. Pendant plus de 48 heures, les unités d’élite de l’armée libanaise, épaulées par les soldats syriens, ont mis un terme à la révolte de ce foyer d’extrémistes, et le Liban croyait en avoir fini avec cette menace. Le 11 septembre 2001, il y a bien eu Ziad Jarrah, l’un des «hijackers» des avions de ligne américains, mais l’affaire avait été rapidement étouffée. Depuis, quelques attentats pas vraiment méchants ont rappelé aux Libanais l’existence d’un potentiel islamiste, mais ses activités semblaient limitées aux quartiers pauvres de Tripoli et au camp de Aïn el-Héloué. Il a fallu les incidents de Majdel Anjar pour que le sujet revienne sur le tapis et commence à inquiéter les citoyens. La menace est-elle réelle ou bien s’agit-il d’une arme utilisée de temps à autre par des services, libanais ou étrangers, selon les besoins de l’heure? La question mérite d’être posée. Longtemps, le Liban s’est cru à l’abri de l’islamisme, considérant qu’en raison de la composition pluraliste de sa société et le contact avec les autres religions, l’extrémisme ne disposait pas vraiment d’un terrain fertile pour s’épanouir. Et pourtant... La majorité des Libanais l’a oublié, mais leur pays a sans doute vu la naissance du premier émirat islamiste du monde moderne, à Tripoli, sous l’égide du mouvement al-Tawhid (Mouvement de l’unification islamiste, MUI), avec son chef fondateur, aujourd’hui décédé, cheikh Saïd Chaabane. Cela se passait durant les années 80. À cette époque-là, les mouvements islamistes proliféraient et se ralliaient au jihad en Afghanistan, avec bien entendu la bénédiction des États-Unis qui, dans ce pays, tendaient un piège monumental à l’Union soviétique. Sayyed Kotob et le courant du «Takfir» Ces mouvements avaient pour symbole Sayyed Kotob, le chef des Frères musulmans en Égypte, et affirmaient que le pouvoir terrestre devait aussi revenir à Dieu. Le courant le plus connu était celui du «Takfir», qui considère les musulmans qui ne respectent pas cette tendance comme des incroyants. À «l’émirat de Tripoli», le MUI de Saïd Chaabane avait donc pratiquement instauré la loi islamique, et il a fallu des combats féroces, en 1985, entre ses hommes, appuyés par certaines factions palestiniennes, et les forces progressistes, appuyées par les soldats syriens, pour venir à bout de ce mouvement, dont les principaux chefs avaient été emprisonnés en Syrie. Le Liban a ensuite traversé d’autres épreuves, mais la menace islamiste y semblait éradiquée. C’était toutefois mal connaître la situation de la rue sunnite, sensible à son environnement arabe et incomprise des leaders traditionnels. Il a fallu l’assassinat de cheikh Nizar Halabi, chef de l’association des ahbaches, en août 1995, en plein Beyrouth pour que les Libanais se souviennent de la menace islamiste. Le procès des assassins du cheikh, appartenant pour la plupart à un noyau extrémiste évoluant dans la mouvance de la Jamaa islamiya, a permis de découvrir les turbulences au sein de la rue sunnite et la complexité des allégeances des citoyens ordinaires. Faut-il rappeler qu’à cause de ce procès et de l’exacerbation de la colère de milieux sunnites, le procureur général de la République, appartenant lui-même à cette communauté, a du se doter d’une escorte rapprochée? Comme il se doit, le Liban officiel et officieux a pourtant traité avec légèreté ces facteurs, à l’instar des autres régimes arabes, heureux de se débarrasser des éléments gênants chez eux en les envoyant combattre en Afghanistan, afin de pouvoir entamer des contacts directs ou non avec Israël, alors que les soldats de Tsahal occupaient le Liban. Après l’Afghanistan, où recycler les «moujahidines»? La guerre d’Afghanistan terminée et l’Armée rouge contrainte de se retirer de ce pays, il a fallu trouver une nouvelle fonction aux moujahidines, gonflés à bloc par ce qu’ils croyaient être une grande victoire pour l’islam. L’Europe, où des voix s’élevaient en faveur du retrait des troupes américaines, a constitué le terrain idéal, maintenant que la guerre froide était terminée. Les moujahidines arabes ont donc combattu en Bosnie et au Kosovo, et les Libanais n’ont pas été en reste. Désormais, il y a la Tchétchénie... Pendant ce temps, au Liban, les mouvements islamistes se développaient dans la plus grande discrétion, alors que le pays baignait dans un climat d’euphorie. C’est au cours du réveillon 2000, alors que le monde entier craignait le «bug», que des combats féroces éclataient à Denniyé, rappelant aux Libanais, et bien avant que le reste du monde ne s’en rende compte, que la menace islamiste existe bel et bien. Les combats qui ont duré près de trois jours et qui ont fait plusieurs victimes du côté de l’armée libanaise, s’étaient terminés officiellement par le démantèlement du réseau islamiste au Liban, un réseau qui avait un foyer à Denniyé, mais aussi des prolongements à Tripoli et dans le camp de Aïn el-Héloué, à Saïda. À la faveur de ces incidents, les Libanais ont découvert Esbat al-Ansar et son chef, l’insaisissable Abou Mahjane. Depuis cette date-clé, ces groupes font régulièrement parler d’eux. Se nourrissant de la popularité grandissante dans certains milieux d’Oussama Ben Laden, qui a, en quelque sorte, supplanté Sayyed Kotob, en tant que symbole de la lutte en faveur d’un islam pur et dur qui donnerait aux musulmans la place qui devrait leur revenir de droit... Car, selon ceux qui connaissent la rue sunnite, le malaise dans les quartiers pauvres de cette communauté ne fait que grandir, alimenté par plusieurs facteurs internes. D’abord, toujours selon les experts, cette communauté se sentirait marginalisée, n’ayant pas pu (ou pas voulu) participer à la résistance contre Israël. Depuis l’élection du président Lahoud et l’omniprésence du président du Conseil, Rafic Hariri, qui monopolise quasiment la représentation sunnite, le malaise aurait encore augmenté, poussant les jeunes qui se sentent exclus vers des structures révolutionnaires et islamistes. Les foyers de la Békaa-Ouest Si les autorités savaient ce qui se passait dans la rue musulmane, les citoyens ordinaires, eux, ignoraient tout. Quelle n’a donc été leur surprise en apprenant qu’un Libanais, originaire de la Békaa-Ouest, faisait partie des «hijackers» qui ont effectué les détournements du 11 septembre 2001 aux États-Unis. Ziad Jarrah, puisque c’est de lui qu’il s’agit, a emporté son secret avec lui, mais les autorités ont fait de leur mieux d’abord pour nier sa participation au carnage, puis, face à l’évidence, pour montrer qu’il reste un cas exceptionnel. Il a fallu malheureusement attendre deux ans, à partir de 2003, pour découvrir de nombreux foyers salafistes dans certains villages de la Békaa-Ouest. Karaoun, Majdel Anjar et d’autres sont apparus comme de véritables viviers de l’islamisme militant, à travers des attentats déjoués ou des cellules d’activistes officiellement démantelées. Les citoyens ne prenaient pas vraiment au sérieux ces scénarios, estimant qu’ils reflétaient la volonté des autorités à se placer dans le camp des régimes luttant contre le terrorisme. Mais les incidents récents de Majdel Anjar ont montré une tout autre réalité. C’est ainsi que le Liban a appris que plusieurs habitants des villages de la Békaa-Ouest s’étaient rendus en Irak pour combattre aux côtés de la résistance islamique, recrutés le plus souvent par cheikh Mohammed Houriyé, dit Abou Hazifa, lui-même originaire de Majdel Anjar. Déjà minés par la misère dans leurs villages et le sentiment d’être marginalisés, ces jeunes auraient été choqués par les images de l’invasion américaine en Irak qui rappellent, à leurs yeux, les agressions israéliennes permanentes contre les Palestiniens. De là à raviver leurs sentiments de frustration et leurs convictions islamistes, il n’y avait qu’un pas, vite franchi. Ils se sont donc rendus nombreux en Irak pour combattre aux côtés de leurs frères, ne pouvant le faire en Palestine. Au départ, les autorités libanaises voyaient d’un bon œil cette démarche et, en tout cas, n’avaient rien trouvé à y redire. Aujourd’hui, la situation change et on ne sait plus vraiment si ces jeunes représentent une menace réelle ou s’ils ne sont que des personnes décidées à réagir contre des images qui entretiennent un violent sentiment d’injustice. À Majdel Anjar, en tout cas, les habitants protègent les leurs et rejettent les accusations selon lesquelles les jeunes du village ont formé un noyau terroriste. Selon eux, toute l’histoire aurait été montée par les autorités pour obtenir les faveurs des États-Unis. «Nos enfants étaient des proies faciles, puisqu’ils ont été se battre en Irak, disent-ils. Mais ils luttent pour l’honneur des Arabes. Cela ne signifie pas qu’ils sont des salafistes et ont des projets terroristes au Liban.» Des sources officielles rejettent cette thèse, précisant que la nouvelle de la tentative d’agression contre l’ambassade d’Italie est venue de l’Italie elle-même, qui a adressé des remerciements aux autorités libanaises. Cela signifie bel et bien que le projet existait et la cellule aussi. Si Ismaïl Khatib est décédé en détention, ce qui est une erreur condamnable, certes, cela ne fait pas de lui un martyr et ne remet pas en cause le sérieux des informations recueillies par les enquêteurs. Lorsque la frustration mène jusqu’à Ben Laden À Majdel Anjar, pourtant, comme dans d’autres villages de la région, la rancœur contre les autorités est immense. Et les habitants ont comme principal souci de défendre leurs fils. On ne pourra jamais savoir avec précision le nombre de jeunes qui se sont rendus en Irak et encore moins combien y sont morts, car les dépouilles reviennent rarement au village natal, dans les circonstances actuelles. On murmure ainsi que Fadi Gaith, originaire de Karaoun, inculpé dans les incidents de Denniyé et libéré sous caution, serait décédé en Irak, alors que théoriquement, il n’avait pas le droit de quitter le territoire libanais, le procès étant encore en cours. Les habitants n’infirment ni ne confirment l’information, se contentant de s’en prendre aux autorités qui ont jugé et condamné leurs fils devant les caméras avant même que l’enquête judiciaire ne soit terminée. Dans ce contexte, le fait qu’une délégation de Majdel Anjar ait été reçue par le chef de l’État, à Baabda, a un peu calmé les esprits. Mais la tension demeure vive et dans les villages de la Békaa-Ouest, mais aussi dans certains quartiers pauvres de Tripoli et même de Beyrouth, il n’est pas bon d’insulter Oussama Ben Laden. Dans certaines maisons, son portrait trône même en bonne place, à côté de ceux des proches disparus. Pas vraiment parce que les habitants souhaitent suivre tous ses principes, mais surtout parce qu’il représente le symbole de la lutte contre «des forces d’oppression aux multiples visages». Le sentiment de frustration ne cesse de grandir, et si les jeunes croyants ne sont pas forcément des salafistes prêts à tout pour prendre le pouvoir, parfois la limite est très vague, voire insaisissable. Conscient du danger, Dar el-Fatwa cherche à juguler la vague de mécontentement en appelant à la modération, en harmonie avec la tendance générale en Arabie saoudite. Mais il faut un peu plus que cela pour ramener les jeunes et les démunis vers l’État: un véritable plan global de développement équilibré qui permette à tous les exclus de s’intégrer au sein de la société est plus que jamais indispensable. Car, jusqu’à présent, et contrairement à ce qui se passe dans les autres pays arabes, le courant salafiste libanais n’est pas en conflit avec le régime et ne cherche pas à le renverser, en raison sans doute de la nature de la société libanaise. Et les trois grandes confrontations entre ce courant et l’État – à savoir les incidents de Denniyé, l’attentat contre le restaurant Mac Donald, et l’attentat manqué contre l’ambassade d’Italie – ont débouché sur un contrôle de la situation par les autorités. Mais, un jour, la menace pourrait bien devenir réelle. Ou, en tout cas, le terreau fertile pourrait servir d’instrument idéal à des services divers, étrangers ou non, décidés à semer le trouble au Liban. Scarlett HADDAD
En janvier 2000, le Liban découvrait, horrifié, l’existence d’un noyau islamiste capable en quelques heures de replonger le pays en pleine déstabilisation. Pendant plus de 48 heures, les unités d’élite de l’armée libanaise, épaulées par les soldats syriens, ont mis un terme à la révolte de ce foyer d’extrémistes, et le Liban croyait en avoir fini avec cette menace....