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Actualités - REPORTAGE

Reportage - Ismaïl el-Khatib sera enterré aujourd’hui dans son village natal À Majdel Anjar, les habitants crient leur colère contre l’État... et rendent hommage à Ghazalé (photos)

Des images que l’on croyait ne plus voir au Liban, en particulier sur la route internationale Beyrouth-Damas, à quelques mètres de la frontière syrienne. Pourtant, dans la matinée d’hier, la fumée noire des pneus qui ont brûlé toute la nuit continuait encore à assombrir le ciel de Masnaa, alors que les petites échoppes avaient baissé leur rideau de fer et que l’atmopshère depuis Majdel Anjar semblait lourde de haine. Ni changeurs ni commerçants en tout genre, la grande avenue était déserte, les voyageurs préférant attendre la suite des événements avant de traverser la frontière, dans un sens ou dans l’autre. L’alerte a été chaude et si, en quelques heures, les équipes du ministère des Travaux publics et de la Défense civile sont parvenues à déblayer la route jonchée de débris de verre, de pierres et de morceaux de béton arrachés aux murs, le traumatisme reste profond chez les agents de l’ordre et chez les habitants. En temps normal, les lieux sont magnifiques, verdoyants, avec de douces collines et, en fond, la chaîne de l’Anti-Liban, aride et massive, qui semble monter la garde le long de la Békaa. Mais hier, personne n’avait le cœur à admirer le paysage. À partir de Bar Élias, la circulation devenait fluide et la route portait les stigmates des émeutes de la nuit. Devant le poste frontière de Masnaa, les débris ont été enlevés, mais les éléments de la Sûreté générale sont encore sous le choc de ce qui s’était passé quelques heures plus tôt. La visite de leur directeur général, Jamil Sayyed, venu dans la matinée mesurer l’ampleur des dégâts, a eu beau les réconforter, le choc reste violent. C’est après beaucoup d’insistance que quelques rares témoins acceptent de s’exprimer. Selon eux, vers 23h, lorsque la nouvelle du décès en prison d’Ismaïl el-Khatib est parvenue à son village, les habitants de Majdel Anjar sont descendus dans la rue principale pour exiger l’ouverture d’une enquête et réclamer la libération des six autres détenus originaires du village. Les habitants, qui tiennent en général les boutiques de Masnaa, se sont donc très vite mobilisés, dans une action qu’ils affirment être spontanée, dictée par l’horreur de la nouvelle reçue et la solidarité villageoise. Des hommes, dont certains munis de bâtons, des femmes et des enfants ont donc remonté la rue principale à la recherche de symboles de l’État, et surtout du ministère de l’Intérieur, afin de crier leur colère. La foule se déchaîne contre les symboles de l’État C’est le commissariat qui a d’abord fait les frais de leur révolte. Mais continuant à avancer, selon les témoins, les villageois se seraient heurtés aux agents de la Sûreté générale qui leur ont donné l’ordre de reculer. Déjà remontée contre la Sûreté, qui avait interdit depuis quelque temps les « changeurs escrocs » qui fleurissent dans le secteur de Masnaa, la foule a profité de l’occasion pour prendre sa revanche et casser tout ce qui se trouvait sur son passage. Le drapeau a été ainsi arraché et les vitres du bâtiment des départs brisées. Agents de la Sûreté et FSI se sont repliés dans leurs bureaux, laissant la foule se déchaîner dans la rue. Selon des témoins, un camion militaire syrien, passant par là à ce moment-là, aurait tiré en l’air pour dégager la route, sans faire de blessés. Mais cette information n’a pu être confirmée. Toujours selon les témoins, l’imam de Majdel Anjar, cheikh Mohammed Abdel Rahmane, était à la tête des manifestants qui hurlaient des slogans hostiles à l’État et au ministre de l’Intérieur, Élias Murr. Comme toujours dans ce genre de situation, la foule se nourrit de sa propre colère, et dans le feu de l’action, la situation risquait de déraper, d’autant que la route était coupée et la frontière entre le Liban et la Syrie fermée de facto. Le mufti de la Békaa, cheikh Khalil Meiss, qui jouit d’une grande influence sur les milieux islamistes, est arrivé sur les lieux, dans une tentative d’absorber la manifestation. Mais en le voyant, la foule s’est encore plus enflammée et les actes de vandalisme ont repris de plus belle. C’est alors que les Syriens, dont le QG se trouve de l’autre côté de la rue, dans le village de Anjar, ont choisi d’intervenir pour calmer l’effervescence de la foule et éviter que l’émeute ne prenne une tournure confessionnelle entre le village sunnite de Majdel Anjar et la bourgade chrétienne de Anjar. Le mufti, l’imam, le chef de la municipalité, Hussein Dib Yassine, et les notables de Majdel Anjar ont été reçus par le brigadier Rustom Ghazalé qui leur a demandé de calmer le jeu. Sur ces entrefaites et sans doute pour éviter que la situation ne s’envenime, les autorités judiciaires ont décidé de relâcher les deux femmes arrêtées dans le cadre de l’enquête, qui ont été d’abord emmenées à l’hôpital pour y subir des examens médicaux, avant d’être remises en liberté vers 2h du matin. Latifé el-Khatib, sœur du défunt, est veuve depuis que son mari est mort en Irak, et Inaam Jalloul, sœur de Nabil Jalloul, arrêté dans le cadre du démantèlement du réseau, est l’épouse d’un chauffeur de taxi syrien. Leur arrestation avait choqué le village, mais la nouvelle de leur libération n’a pas suffi à calmer les esprits. C’est donc le discours de cheikh Khalil Meiss, auquel le brigadier Ghazalé a confié la mission de calmer les habitants, qui a poussé ces derniers à rentrer chez eux et à se cantonner dans leur village. Hier, ils y étaient encore, agglutinés autour de la mosquée ou devant le domicile d’Ismaïl el-Khatib, qui vivait chez ses parents avant que les forces de l’ordre ne viennent l’arrêter. « Nous sommes tous des croyants » Dans cet immense village qui abrite plus de 15 000 personnes, l’atmophère est aussi lourde qu’à la veille d’un orage. « Nous sommes tous des musulmans croyants et pratiquants, s’écrie d’emblée un homme barbu propriétaire d’un garage. Mais si cela suffit à faire de nous des membres d’el-Qaëda, alors nous sommes tous des terroristes. » De fait, le rigorisme islamique semble régner à Majdel Anjar et en un jour comme celui-ci, nul ne songerait à remettre en question les convictions religieuses des habitants. D’une seule voix, ils défendent les fils du village et nient l’existence d’un noyau terroriste. « Où sont les armes trouvées chez Ismaïl ? se demande son voisin avec une ironie mordante. Qu’on nous les montre. Mais il faut du temps pour les rassembler et monter le décor pour faire accréditer la version officielle... » Un autre voisin raconte qu’Ismaïl, âgé de 33 ans et père de huit enfants, était trop pauvre pour avoir sa propre maison. C’est pourquoi il vivait chez ses parents. « Il avait certes un ordinateur, mais aujourd’hui, qui n’en a pas ? Ce n’est plus un signe de richesse et encore moins une preuve de son appartenance à un réseau d’el-Qaëda. Il avait loué une boutique à Masnaa dans laquelle il vendait des téléphones usagés et réparait d’autres en panne. » Cela pourrait d’ailleurs rappeler le scénario tragique du 11 mars de Madrid, lorsque les auteurs de l’attentat ont été retrouvés grâce au téléphone portable trafiqué par l’un d’eux qui possédait une boutique spécialisée dans les téléphones. Mais qui oserait faire ce genre de remarque aux habitants de Majdel Anjar ? Dans ce village très croyant, où la grande majorité des hommes porte une barbe fournie, les agents de l’ordre ne sont pas admis en uniforme. Les SR sont peut-être présents, mais pas les FSI ou les autres représentants de la force publique. Le village vit dans une sorte d’autonomie, replié sur lui-même et concentré sur les activités agricoles et commerçantes, avec la frontière si proche. « Depuis 5 ans, aucune personne du village n’a été nommée à un poste au sein de l’État. Ce dernier nous considère comme des hors-la loi parce que nous sommes musulmans croyants », déclare, avec une sorte de fierté mêlée d’amertume, un des habitants. Un autre confie que le village a déjà perdu trois de ses fils, tués en Irak, alors qu’ils étaient en train de combattre « l’occupant américain ». Regroupés devant le domicile d’Ismaïl el-Khatib, les habitants multiplient les critiques à l’égard de l’État et surtout du ministre de l’Intérieur. « Pour obtenir les félicitations des Occidentaux, il est prêt à tout ; même à monter les pires scénarios. Il faut qu’il s’en aille. Nous en avons assez de faire les frais de ses initiatives... Nous voulons la libération des autres détenus originaires du village. Il y en a encore quatre, dont un, Nabil Jalloul, frère d’Inaam, est, nous dit-on, en très mauvais état à cause des traitements subis. Il aurait été transporté à l’hôpital. S’il meurt, nul ne peut prévoir la réaction du village. » Les villageois affirment aussi que Ahmed Mikati est aussi à l’hôpital à cause des traitements subis, mais que son sort les intéresse moins parce qu’il n’est pas de Majdel Anjar. Tout au long de la journée, les habitants attendaient l’examen de la dépouille par les médecins du village et affirmaient que si des traces de sévices sont confirmées, ils seront prêts au pire. « Nous n’accepterons pas d’enterrer Ismaïl s’il y a le moindre doute », clamaient les notables avec beaucoup de conviction, et lorsque, à 17h, la dépouille n’était pas encore arrivée, les habitants commençaient à se préparer à une nouvelle manifestation de protestation. Mais, comme par miracle, les esprits se sont soudain calmés, le président de la municipalité et l’imam du village ayant convaincu les proches d’Ismaïl de renoncer à exiger une nouvelle autopsie. Que s’est-il donc passé ? « Le général Ghazalé nous a demandé de le faire. Nous ne pouvons pas le lui refuser. Il nous a toujours aidés. Les obsèques auront lieu ce matin, à 11h », répond un cousin d’Ismaïl. « Abou Abdo » a donc agi vite et a su trouver les mots pour convaincre. Dommage que l’État libanais n’ait pas su – ou pas pu – utiliser les mêmes moyens. L’incident est donc désormais circonscrit, mais ni le Liban ni la Syrie ne sortent grandis de cette affaire. D’un côté, les Syriens affirment ne plus vouloir se mêler directement des affaires internes libanaises et de l’autre, s’ils ne le font pas, la situation risque de déraper parce que l’État n’a pas réussi à gagner la confiance des citoyens... Scarlett HADDAD
Des images que l’on croyait ne plus voir au Liban, en particulier sur la route internationale Beyrouth-Damas, à quelques mètres de la frontière syrienne. Pourtant, dans la matinée d’hier, la fumée noire des pneus qui ont brûlé toute la nuit continuait encore à assombrir le ciel de Masnaa, alors que les petites échoppes avaient baissé leur rideau de fer et que...