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Actualités - OPINION

Le goût du pays

L’exil, aussi dur soit-il, a toujours été atténué par quelques bouchées de pain et de « zaatar » le matin : évoquant les pentes escarpées ou douces surplombant les maisons du village, beaucoup de petites aventures et de tendresse, la tendresse des réminiscences. J’arrive au Liban prête à prendre autant de thym que possible, ma provision s’est épuisée, et le « zaatar » qu’on vend sur les marches de l’exil est des fois sans le goût d’autrefois. À ma grande surprise et satisfaction, à Beyrouth, le « zaatar » paraît être à son apogée, de multiples enseignes me prennent d’assaut « Zeit wa zaatar »,« Zaatar mana’ich sur saj ». Je ne crois pas qu’on affichait cette fierté pour cette herbe dans le temps. Omniprésentes, les feuilles et fleurs de ce buisson ardent s’étalaient partout sur les pitas dorés, j’étais au paradis, mon monde de bonheur se recréait devant mes yeux. Étrange, je n’avais aucun désir de le goûter, son arôme suffisait à mon grand bonheur et, faut-il le dire, j’attendais la montagne pour le manger chez mon cousin sur sa tabouneh, m’en délecter dans son habitat, avec mes souvenirs et mes réminiscences. Depuis la fin des hostilités, disons aussi depuis la reconstruction du centre-ville, nous essayons de revivre le passé et ses images ternies par le temps. À chacune de mes visites, mes amis et moi, nous partons toujours à la recherche du pays tel qu’il était avant la guerre. Nous partons à sa rencontre, dans les montagnes et villages. Nous attaquons vaillamment les routes étroites et sinueuses, à l’affût des bourgades, des vestiges du passé, des églises, des maisons anciennes de pierre, de brique rouge, de la montagne rocheuse, avec ces fossiles – découverte précieuse de Hakel, une autre, religieuse et historique, de sainte Élije –, on savoure les paysages avec le chardon le long des chemins (echinops viscosus et la carlina jaune, réf. Mille et une fleurs du Liban de George et Henriette Tohmé, page 280), le figuier surplombant les chemins, bordant les murs des vergers, relâchant un parfum velouté de figue toutes les fois que la voiture frottait les branches en passant, les noyers ombrageant la cour devant l’église, on cédait à la tentation de goûter les noix encore vertes, saveur de l’enfance passée à la montagne dans la liberté absolue, les mains toutes marron, taches indélébiles de notre gourmandise. On aimait cette couleur de terre que nous avions dans les mains, sur les bouts des doigts, les traces des noix vertes. Dans nos pérégrinations, les yeux réflétaient les beautés des paysages, on passait rapidement outre les ordures jetées à l’entrée des villages : frigidaires, vieilles voitures... La montagne sauvage, avec un peu, beaucoup de constructions dans les forêts – partout on dirait que les espaces verts s’amenuisent. Du monde qui revient, c’est le retour au bercail, ça se comprend. Là-bas, tout en haut, la nature sauvage, escarpée, au loin les cèdres de Jaj. La montagne majestueuse renferme le « zaatar » et beaucoup d’autres richesses, bien sûr. Je prie en mon for intérieur qu’on puisse préserver cette nature, les montagnes. Les cimes sauront-elles se défendre de l’invasion chaotique de l’humain ? Le jour arrive où je vais à la rencontre de mon village. Avec la famille, on longe la côte qui, à des moments, disparaît derrière les immeubles et constructions pêle-mêle : nostalgie du passé où la mer nous accompagnait tout au long pour nous laisser grimper les pentes en destination ultime du village. Mes yeux n’osent pas s’attarder sur les immeubles. Dans quelques minutes, ce sera la nature, mais la nature se fait attendre, les espaces sauvages disparaissent, un peu plus haut, du côté du village. Ce sera mieux, me dis-je. Le moment est là et j’attends ce soupir béat à l’entrée, là où le village se présente tout entier à travers le feuillage du Mallouleh. Au premier virage, mes yeux se heurtent à une forêt ravagée par le feu. Il y a deux ans, disent-ils, les arbres de pin furent décimés, je crois que plus de vingt pour cent ont été brûlés. Bien, on replantera, n’est-ce-pas?! Il faut des années, oui, oui, mais ce sera pour les générations futures pour peu que la génération actuelle ne vende pas tout pour l’exploitation. On me regarde, je crois, un peu de biais. Et le « zaatar » ? Ah, ne t’en fais pas, me dit-on avec tendresse et en riant, le « zaatar » il y en a en quantité, oui, ça suffira à nous tous, au moins. Au moins ?! « Le président de la municipalité du village cherche à améliorer la région et à attirer des touristes ; il a fait construire une route asphaltée, regarde ! » En effet, une route noire sinueuse, trace indélébile dans la forêt, jusqu’en bas de la vallée, pour attirer les campeurs. – « Ah bon ! – Nous pensons organiser des colonies prochainement. – Ah oui ?! » Tout équilibre écologique s’effondre devant mes yeux, et les buissons de « zaatar » prennent des aspects maladifs. Petit à petit et faute d’habitat, ils s’évanouiront dans la nuit de nos mémoires. Je m’enflamme, je crie mon désespoir, je défends mon « zaatar ». J’avance des arguments, comme quoi il faut laisser la forêt respirer le bon air, se développer, vivre, s’épanouir, ne pas la déranger, la protéger. Attention pas de colonies. Attention pas de campeurs. Limitez les espaces de camping et de pique-nique, limitez les risques d’incendie, laissez le « zaatar » proliférer, laissez la nature s’épanouir à son rythme. Prenez le temps de prodiguer les bons soins sans vous approprier les terrains. Est-il possible de laisser vivre et vivre paisiblement, à côté de la nature, découvrir selon son rythme ses richesses multiples ? Dans mon exil, je pensais que j’étais privilégiée du fait même de mon village, un être libre, sans aucun boulet au pied. Je crois que chacun de nous qui a vécu cette vie-là, au village, devrait éprouver le même sentiment. Alors, pour que ce privilège ne meure point, gardez un œil vigilant sur cette nature, sur notre âme, couvez-la avec amour, elle crie au secours ! May TAWIL DOUBA Ottawa
L’exil, aussi dur soit-il, a toujours été atténué par quelques bouchées de pain et de « zaatar » le matin : évoquant les pentes escarpées ou douces surplombant les maisons du village, beaucoup de petites aventures et de tendresse, la tendresse des réminiscences.
J’arrive au Liban prête à prendre autant de thym que possible, ma provision s’est épuisée, et le «...