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Actualités - OPINION

ÉCLaIRAGE Le jour où Rafic Hariri deviendra prophète en son pays

Ceux qui partagent et défendent bec et ongles la politique suivie par Rafic Hariri au Liban depuis treize ans, ainsi que sa conception de la chose publique, aussi bien que ceux qui les critiquent, en s’employant infatigablement, depuis treize ans également, à en dénoncer les lacunes et les fautes souvent graves, ont été hier, pour une fois, sur une même et troublante longueur d’onde. Qu’ils aient été en train de serrer les poings de rage ou d’incompréhension, ou que leurs sourires allaient d’une oreille à l’autre, ces Libanais ont été, ensemble, bon gré mal gré, fiers pour leur pays ; épatés par la stature acquise par le milliardaire libano-saoudien depuis qu’il a commencé à occuper le Sérail, en 1992, et bonifiée année après année, et, enfin, conscients du fait qu’il est le seul parmi les responsables libanais, présents ou passés, à avoir réussi à élever l’entregent planétaire – et le pouvoir de l’argent, rappelleront d’aucuns – au rang d’art de gouverner. Et, apparemment, de durer. Le seul, contrairement à la classe politique libanaise, à être petit ici, et grand là-bas. Il est des choses qui sautent aux yeux. En recevant l’ultraprestigieux prix d’honneur de l’Onu-habitat pour sa contribution à la reconstruction du Liban, Rafic Hariri a sans aucun doute légitimé – le sceau onusien est réellement indiscutable – sa gestion économique (et, donc, politique) du Liban depuis plus d’une décennie. Légitimé même, presque, l’astronomique et létale dette publique d’un pays sans cesse averti ou pointé du doigt par les organismes financiers et monétaires internationaux – une dette à l’obésité de laquelle le Premier ministre, entre bien d’autres, n’est pourtant pas étranger. C’est inouï, surtout que cette reconnaissance universelle peut, chez un homme-Zorro « aux semelles d’or », persuadé contre vents et marées que sa bonne étoile ne le quittera jamais, équivaloir à un chèque en blanc pour le pousser à poursuivre dans la même voie. Le prix obtenu par Rafic Hariri, et donc par le Liban, a été flanqué d’une phrase-clé : « Le Liban est un exemple à suivre ; en lui attribuant ce prix, j’espère sincèrement que d’autres sociétés, actuellement en conflit, puissent apprendre de cette meilleure pratique », a dit la directrice exécutive de l’Onu-habitat, la dithyrambique Anna Tibaijuka, visiblement fascinée par le parcours du maître de Koraytem – à moins que ce ne soit par son bras en écharpe. Ce qui veut dire, en gros, après l’indispensable « Liban message » papal, que ce pays est devenu, pour ceux qui continuent de se déchirer, un modèle qu’il faut calquer, cloner. Et c’est estampillé Nations unies. Il est certes extrêmement plaisant de voir un centre-ville détruit huit fois par les tremblements de terre et la guerre civile devenir un haut lieu touristique, briller de mille feux, rassembler chrétiens et musulmans, devenir la vitrine d’un Liban qui cicatrise. Sauf que cette vitrine – et le Premier ministre l’a reconnu lui-même en avouant les ratés du développement équilibré – est tronquée : les ceintures de misère qui l’entourent et qui ne figurent sur aucune carte postale sont nombreuses, et la pauvreté et la saleté, en province, sont parfois hallucinantes. Sans compter les plaintes incessantes et souvent compréhensibles des dizaines de milliers d’ayants droit du centre-ville. On ne peut pas avoir le beurre, l’argent du beurre et le lit de la crémière ? Soit. Il fallait alors essayer peut-être de grappiller un peu des trois... Les hasards du calendrier international sont insondables. Même si Kofi Annan, contrairement à ce qui a été annoncé, ne lui a pas remis personnellement son prix et s’est contenté de lui téléphoner, le fait qu’un Premier ministre libanais ait été distingué aussi prestigieusement par les Nations unies, dix jours exactement après l’adoption par le palais de Verre de la désormais fameuse 1559 appelant à la souveraineté du Liban et au retrait de son territoire des forces étrangères – en majorité syriennes –, est une chose également troublante. Notamment lorsque l’on se souvient que le chef du gouvernement n’a pas encore officiellement commenté, ne serait-ce que par une allusion – et c’est ahurissant – cette 1559. Aussi troublante est la dichotomie entre le Rafic Hariri de l’intérieur – usé et abusé par la tutelle syrienne et les équations libano-libanaises, pieds et poings pratiquement liés – et le Rafic Hariri de l’étranger, dont le prestige est désormais à son zénith, le savoir-faire unanimement reconnu. Aussi troublante est la dichotomie entre le discours de Rafic Hariri hier et ses actes, ses décisions, il y a quelques jours, au moment de l’amendement de la Constitution. Parce qu’on n’attend pas que les astres et les conjonctures soient les bons pour devenir un homme d’État : on les provoque. Sauf qu’hier, le discours haririen était indubitablement celui d’un homme d’État ; un discours républicain, complet, tout imprégné d’universalité et de nécessaires acrobaties politiques et diplomatiques ; axé sur l’urgence de la démocratie « pour l’édification des États modernes, la protection du droit à l’expression, à l’opinion, à l’autodétermination » – le message est on ne peut plus clair –, axé sur la courageuse volonté de voir « les enfants et les petits-enfants d’Israël vivre en paix » aux côtés des Arabes, à condition qu’Israël respecte les décisions onusiennes. Ces mêmes résolutions que le pays qu’il codirige, désormais, refuse lorsqu’elles sont en contradiction avec ses « intérêts stratégiques ». Surtout qu’en homme de la paix, tel qu’il s’est posé hier à Barcelone, en homme du dialogue avec la communauté internationale incarnée par ces Nations unies qui l’honoraient, Rafic Hariri, l’un des rares dirigeants arabes à jouir d’une légitimité démocratique, n’a pas seulement parlé au nom des Arabes – son vieux rêve d’« empereur sunnite » –, mais s’est efforcé de donner d’eux l’image la plus modérée, la plus ouverte qui soit. D’autant plus rageant qu’à l’intérieur, de par sa politique et sa vision très controversées, il est encore obligé, assurément, de revoir sa copie. Nul n’est prophète en son pays, certes, mais ceux qui y aspirent plus que tout devraient y travailler, évoluer, apprendre, oser (dire non), devenir un « animal politique ». Pour convaincre. Ou passer la main. Ziyad MAKHOUL
Ceux qui partagent et défendent bec et ongles la politique suivie par Rafic Hariri au Liban depuis treize ans, ainsi que sa conception de la chose publique, aussi bien que ceux qui les critiquent, en s’employant infatigablement, depuis treize ans également, à en dénoncer les lacunes et les fautes souvent graves, ont été hier, pour une fois, sur une même et troublante longueur...