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Actualités - CHRONOLOGIE

Drame - Quand on bascule dans la misère à l’âge de l’adolescence Durant deux ans, Ahmed a arpenté les rues de Tripoli dans l’indifférence la plus totale (photo)

Il s’appelle Ahmed. Il a onze ans. Il est orphelin et il a été retrouvé dans la nuit du 13 au 14 juillet sur l’autoroute de Batroun, non loin du fort de Msaylha. Il avait décidé de se rendre à pied de Tripoli à Beyrouth pour rejoindre son oncle maternel. Il a été recueilli par les forces de l’ordre qui ont publié son portrait dans tous les journaux et qui l’ont placé provisoirement dans un centre d’accueil à Kahalé, relevant de l’Association évangélique libanaise. Mais depuis dix jours, personne n’est venu récupérer Ahmed. Ahmed raconte des bribes de son histoire sans jamais lever les yeux, sans vous regarder en face. Il parle à voix basse. Quand il n’a pas envie de répondre à une question, le jeune garçon, frêle, joue avec ses sandales usées ou détourne la tête en disant : « Je ne me souviens plus. » Évidemment, parfois il vaut mieux oublier pour survivre. Durant deux ans, Ahmed a vécu dans les rues de Tripoli, dormant dans les entrées d’immeubles et les cages d’escalier. Il travaillait chez un épicier du quartier Abi Samra, transportant des affaires. « Il me donnait 5 000 livres par jour », dit-il. Avec l’argent, il achetait un sandwich de labné ou de fromage. Mais Ahmed avait souvent faim. C’est qu’il travaillait à la demande des clients. « Comme tous les enfants du monde, j’avais parfois envie de chocolat, de chips, de jus, et de soda... et puis je ne me souviens plus. » Ahmed ne parle pas spontanément « comme tous les enfants du monde » de ses envies, de ses souhaits ou de ses rêves. Il faut lui poser la question, attendre, guetter une quelconque réaction... Il décidera de raconter une bribe de sa vie ou de dire simplement : « Je ne me souviens plus. » Durant deux ans, Ahmed n’a pas dormi dans un lit, n’a pas mis des vêtements propres. Pour se laver, il se baignait dans la mer. D’ailleurs, c’est pour cette raison qu’il est arrivé à la Maison de l’espoir, le centre d’accueil pour enfant en danger de délinquance, relevant de l’Association évangélique libanaise. Il y est arrivé avec une grave infection à l’oreille droite. Il y a deux ans, la vie du jeune garçon a basculé. D’ailleurs, Ahmed n’est pas évasif quand il parle de sa vie d’avant. Il s’en tient toujours à une seule et unique version, donnant quelques détails. « J’aimais l’école, ma sœur et mes frères, mon papa et ma maman », dit-il avec un accent purement tripolitain. Il y a deux ans, les parents d’Ahmed, Taher et Hasna, sont morts dans un accident de la route. « J’avais neuf ans, je jouais au parc quand j’ai su. Mon oncle paternel est venu, il a pris ma sœur et mes deux frères, moi, j’ai rejoint mon oncle maternel Atef Haïdar à Beyrouth », raconte-t-il. Se débarrasser d’un enfant comme un animal domestique Ahmed a passé quelques semaines dans la capitale avec la famille de son oncle maternel. « Mais un jour, mon oncle m’a dit, en m’emmenant en voiture, je te dépose à Tripoli et je te récupère dans un mois », raconte le jeune garçon. Arrivé dans la capitale du Liban-Nord, l’oncle maternel oblige son neveu de descendre de l’automobile en pleine rue. « Je lui ai demandé comment il allait faire pour me retrouver dans un mois. Il a démarré et il est parti... et puis je ne me souviens plus », raconte Ahmed après qu’on lui eut posé maintes questions. Le jeune garçon préfère ne pas se souvenir. Il a probablement réalisé que son oncle s’est débarrassé de lui comme certaines gens se détachent d’un animal domestique devenu trop encombrant. N’empêche qu’il y a dix jours, il avait décidé de se rendre chez Atef Haïdar. Peut-être que ce dernier l’avait cherché dans les rues étroites de Tripoli sans le retrouver. On ne sait jamais. Même s’il ne se rappelle plus où son oncle habite exactement, Ahmed s’est réveillé un jour et a pris à pied la route de la capitale. « Mon oncle habite un quartier très encombré de Beyrouth mais je ne sais plus où c’est exactement », dit-il. Quand la nuit est tombée Ahmed était à Batroun, sur l’autoroute, non loin du tunnel de Chekka. Il n’a pas eu peur. « Je me suis habitué à ça », dit-il d’une petite voix, comme s’il en avait honte. Avant la mort de ses parents, Ahmed vivait avec sa famille au deuxième étage d’un immeuble d’el-Mina. Sa sœur Azab, ses frères Mohammed et Omar, respectivement quatre, cinq et trois ans à la mort de leurs parents, ont tout de suite été récupérés par leur oncle paternel, qui vit lui aussi à Tripoli, mais Ahmed « ne se souvient plus » de son nom ou de son adresse. Ahmed allait à l’école, il était en classe de huitième. Il recevait des amis à la maison. Il aimait jouer à chat perché et au foot. Il passait aussi beaucoup de temps devant l’ordinateur. D’ailleurs, il se souvient exactement des noms des jeux informatiques en anglais, et en insistant, on saura que l’ordinateur était placé « dans la salle de séjour » de l’appartement. Il avait des jouets à la maison, des voitures et des camionnettes, surtout. À quoi a-t-il pensé durant ces deux ans passés dans la rue ? À l’école, aux jouets et aux ordinateurs, à son père et sa mère, à sa sœur et ses frères, à tous les autres enfants qu’il croisait dans la rue mais qui, contrairement à lui, avaient la chance d’être aimés ? En écoutant attentivement ces questions, Ahmed se recroqueville sur lui-même, devient encore plus petit, ses lèvres tremblent, il a presque les larmes aux yeux. Mais Ahmed a décidé de ne pas pleurer. Il dit d’une voix à peine audible : « Je ne pensais à rien, je me suis habitué à ça et puis... je ne me souviens plus. » Quand on est un laissé-pour-compte à neuf ans, quand on a dormi dans les cages d’escaliers et les entrées des immeubles, quand on a eu faim, quand on s’est senti « invisible » et inexistant dans les rues encombrées d’une ville, il vaut beaucoup mieux ne pas se souvenir de la méchanceté des hommes. Patricia KHODER
Il s’appelle Ahmed. Il a onze ans. Il est orphelin et il a été retrouvé dans la nuit du 13 au 14 juillet sur l’autoroute de Batroun, non loin du fort de Msaylha. Il avait décidé de se rendre à pied de Tripoli à Beyrouth pour rejoindre son oncle maternel. Il a été recueilli par les forces de l’ordre qui ont publié son portrait dans tous les journaux et qui l’ont placé...