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Actualités - OPINION

TRIBUNE Pablo Neruda : poésie et diplomatie sont-elles compatibles ?

Par Felipe du Monceau de Bergendal ambassadeur du Chili C’est en ce jour du 12 juillet 2004 que nous fêtons les 100 ans de la naissance de Pablo Neruda. Cet événement m’incite à écrire pour évoquer la facette de diplomate de notre poète national. Expérience très enrichissante et fascinante pour moi, d’autant que durant ma longue carrière de fonctionnaire au ministère des Affaires étrangères au Chili, j’ai occupé deux postes consulaires en Argentine et en Espagne, pays où le grand poète chilien m’avait devancé il y a quelques décennies. Neruda est né il y a déjà cent ans, en 1904, dans le lointain et inconnu village chilien de Parral, situé dans le froid et pluvieux sud chilien. Je dis froid et pluvieux car juillet est le mois le plus froid de l’hiver chilien. Neruda a atteint un parfait équilibre entre sa fonction de poète et celle de consul. Il a profité des premières destinations excentriques et solitaires de sa carrière consulaire (Birmanie, Ceylan, Singapour), pour développer, à travers son inégalable plume, le merveilleux art de l’écriture, donnant vie aux nombreux poèmes qui surgirent de ce premier exil volontaire qui représente une importante étape de la vie du « poète-diplomate ». Pablo Neruda, de son vrai nom Ricardo Neftali Reyes Basoalto, était un homme qui aimait beaucoup voyager et parcourir les différents coins de la planète. Son esprit d’aventurier l’a poussé à visiter plusieurs lieux pour ramener de tous les coins du monde un souvenir, une simple bouteille en couleurs parmi les centaines qui décorent les vitrines de ses trois résidences, à Isla Nera, située sur le littoral du Pacifique-Sud. Et comme il l’a déjà signalé, « ces bouteilles aux formes variées représentent un bal masqué figé ». Neruda a commencé sa vie diplomatico-consulaire en 1927 lorsque le gouvernement du Chili l’a nommé consul à Rangoon, en Birmanie, ville où il débarqua après un long voyage en bateau qui avait commencé à Buenos Aires, pour traverser ensuite différents lieux d’Europe jusqu’à arriver à cette petite localité en Extrême-Orient. Une histoire d’amour avec le monde arabe Sans doute, durant sa longue traversée de trois mois à bord du bateau à vapeur Baden, un chapitre très particulier met en évidence ses premiers contacts avec le Moyen-Orient à partir de Port-Saïd, en Égypte. Il écrira dès lors... « Palmiers africains, ruelles étroites et bruyantes, bazars démesurés, marchés odorants qui sentent le rance, avec des couleurs vertes et écarlates.” ... des femmes arabes voilées aux yeux flamboyants... » Plus tard, lors de l’escale du Baden dans le port arabe de Djibouti, le poète se promena dans la ruelle des femmes, où il se sentit attiré par la magie d’un harem imaginaire habitant ses seuls rêves. Là, il fut témoin de la danse des sept voiles où s’entendait à l’unisson le cliquetis des grelots, des pièces de monnaie et des bracelets. Il en fut tellement épris, qu’il s’adressa en espagnol à l’une des danseuses et lui récita un simple poème avec tant d’intensité que celle-ci le prit dans ses bras. La femme avait compris son espagnol. « Merveilleuse langue », s’exclama alors Neruda. Sans doute, l’histoire d’amour du poète avec le Moyen-Orient ne se termine pas seulement ici. Elle continuera tout au long de sa vie à travers différents voyages et visites au monde arabe pour qui Neruda avait une grande admiration et un profond respect. Le poète chilien, à nature sybarite, se transformera en expert de la cuisine arabe, ce pourquoi on lui conférera le titre de directeur honoraire de l’Institut arabo-chilien de culture de Viña et Valparaíso. Une de ses premières actions fut celle de faire traduire en espagnol l’œuvre de l’écrivain libanais Gibran Khalil Gibran. La solitude orientale du poète Durant sa mission consulaire en Birmanie, le poète vécut une longue période de solitude, très souvent animée par les responsabilités diplomatiques qu’un pareil poste exigeait et où il devait respecter de nombreux et ennuyeux engagements sociaux ainsi que les exigences protocolaires respectives, ce qui n’a jamais plu à Neruda. Les difficultés que Neruda dut affronter en tant que consul à Rangoon l’éloignent de la vie glamour dont la majorité des diplomates du monde bénéficiait en Europe et en Amérique latine. Selon ses biographes les plus proches, le seul travail consulaire que Neruda devait accomplir consistait à signer quelques documents pour transporter au Chili de la paraffine solide qui s’utilisait, dans le temps, pour la fabrication de bougies ainsi que de grandes boîtes de thé dans un bateau qui partait tous les trois mois... Entre-temps, Neruda écrit... « La rue était ma religion. La rue Birmanie, la ville chinoise et ses dragons en papier... La rue hindoue et ses temples qui constituaient des affaires à une caste, les marchés, les oiselleries... » Dans cette ambiance exotique, il commença à écrire son recueil de poèmes Résidence sur la Terre, œuvre hermétique et d’avant-garde, dans laquelle les critiques perçurent des influences orientales que le poète n’admit jamais et qui finalement sera publié quelques années plus tard durant son passage en Espagne. Au milieu de ce paysage qui était toujours une colonie britannique, il connut une des femmes qui marquèrent sa longue vie d’amour. Il s’agit de la Birmane, Jossie Bliss, qu’il a tant décrite comme « la panthère birmane ou l’amante jalouse et passionnelle ». Le poète lui a dédié d’innombrables poèmes et ils vécurent ensemble une intense histoire d’amour qui se termina par un sordide épilogue à cause de la jalousie de cette femme qui a tenté d’égorger le poète au cours d’une nuit orientale. Cela motiva son transfert immédiat quasi clandestinement en 1929, de Rangoon au consulat de Colombo à Ceylan, l’actuel Sri Lanka. Durant sa traversée, le poète écrit le fameux Tango du veuf, en souvenir de son expérience sentimentale frustrée. Dans la tranquillité de l’île, le poète se consacre quasi totalement à la littérature et à écouter les trois disques de la sonate pour piano et violon de César Frank. Neruda signala : « Je n ’ai jamais lu avec autant de plaisir et d’abondance comme dans ce faubourg de Colombo où je vécus solitaire pendant longtemps. » À la suite de sa mauvaise expérience consulaire à Ceylan, il fut transféré en 1930 à Batavia (aujourd’hui Djakarta) d’où il assuma également ses fonctions au consulat du Chili de Singapour, bien que sa résidence fût à Djakarta. À cet égard, il faudrait souligner un aspect non négligaeble. À l’époque, tous ces consulats et missions diplomatiques n’étaient pas importants aux yeux du gouvernement chilien, d’autant que ces pays sont géographiquement très éloignés du Chili. Au cours de cette mission diplomatique particulière, il connut María Antonia Haenaar, créole hollandaise qu’il épousa. La crise économique des années 30 obligea le gouvernement du Chili à fermer tous les consulats d’extrême-Orient. Neruda fut obligé de retourner au Chili cette même année, accompagné de sa resplendissante épouse hollandaise. Cet événement met fin au premier chapitre de sa vie consulaire. Prix Nobel de littérature Durant son séjour au Chili, Neruda est intégré au ministère des Affaires étrangères où il exerça d’ennuyeuses fonctions comme simple employé, situation qui lui déplut excessivement, surtout à cause du salaire modeste qui suffisait à peine pour entretenir sa femme. Il fut désigné à un nouveau poste consulaire, et en août 1933, il se rend à Buenos Aires, où il rencontre Federico García Lorca qui était arrivé dans la capitale argentine pour diriger et présenter son œuvre Mariage de sang. Neruda ne restera pas pour longtemps à Buenos Aires d’où il fut immédiatement transféré comme consul à Barcelone, fonction que j’ai exercée entre 2000 et 2002, utilisant le même bureau que Pablo Neruda. Le transfert de Neruda de Barcelone à Madrid est curieux sachant que le consul de Chili dans la capitale espagnole était Gabriela Mistral, qui avait déjà reçu le prix Nobel de littérature et qui avait fait des commentaires amers contre le gouvernement espagnol et sa politique. Pour éviter un conflit diplomatique de grande envergure entre les deux pays, le ministère des Affaires étrangères du Chili décida son transfert à Barcelone, la remplaçant par Neruda. À Madrid, Neruda s’établit dans une maison qu’il baptisa « Résidence des Fleurs » parce que ses fenêtres et ses balcons étaient garnis de fleurs. Là, il prit contact avec tous les poètes de la « Génération 27 », principalement avec García Lorca, Alberti, Luís Cernuda, Vicente Alexandre et Miguel Hernandez. À la suite de son éloignement et plus tard de sa rupture avec Maria Antonia, surnommée Maruca, Neruda se marie avec Delia del Carril. Selon ses biographes, elle deviendra avec le temps la compagne révolutionnaire du poète, l’incitant à se rapprocher du Parti communiste. De même, elle aurait été la pièce maîtresse de ses aventures ultérieures en France, dont l’objectif fut de sauver et d’aider les réfugiés espagnols qui avaient fui l’Espagne franquiste. Le déclenchement de la guerre civile espagnole retrouve Neruda accomplissant ses fonctions consulaires à Madrid et dès le premier instant, le consul, Ricardo Reyes (nom sous lequel il figure dans les registres consulaires de l’époque), se dédouble en Pablo Neruda, le poète, qui ne tarde pas à prendre partie pour les républicains de l’Espagne divisée, exprimant son avis et écrivant « sa poésie en flammes ». Cela démontre, une fois de plus, sa brillante capacité à concilier ses deux professions, celle de diplomate et celle de poète révolutionnaire. Cependant, et après les accusations réitérées du gouvernement espagnol pour fautes commises par Neruda dans l’exercice de ses fonctions diplomatiques, les deux professions vont divorcer temporairement. Le ministère des Affaires étrangères du Chili décide de suspendre les fonctions du consul Ricardo Reyes à la fin de 1936 et de fermer définitivement le consulat de Madrid. En 1939, un événement sans précédent a lieu au Chili. L’Alliance du Front populaire, commandée par le président Pedro Aguirre Cerda, accède au pouvoir et adopte une politique active pour aider les réfugiés espagnols qui avaient dû émigrer en France dans des conditions précaires. Par conséquent, Neruda est nommé consul spécial pour l’immigration espagnole à Paris, où il poursuit une action humanitaire remarquable sans précédent dans la politique étrangère chilienne. Il affrète le bateau français Winnipeg à la demande du gouvernement chilien pour transporter 2 300 réfugiés espagnols vers le Chili où ils trouvent un foyer et un pays ami qui leur octroie un logement et un avenir plein d’espoir. En 1940, Neruda est nommé consul à Mexico où il exerce ses fonctions pendant trois ans. Son activité se limite au domaine commercial, établissant des liens économiques entre les deux pays. En 1943, seize ans après avoir rempli les fonctions de consul, il décide de retourner au Chili et s’éloigne pour quelque temps du ministère des Affaires étrangères pour se consacrer pleinement à la poésie et à des activités politiques. En septembre 1970, Salvador Allende, élu président de la République du Chili, décide de le nommer ambassadeur en France, poste qu’il assuma en 1971, et la même année, il reçoit le prix Nobel de littérature. Pablo Neruda présenta ses lettres de créance au président Georges Pompidou le 26 mars 1971, au moment où le Chili et la France passent par un moment politique et commercial favorable. Atteint du cancer depuis plus de dix ans, en 1973, son état s’aggrave et l’oblige à retourner au Chili où il meurt le 23 septembre de la même année, treize jours après le coup d’État militaire. Des centaines de pages ne suffiraient pas pour évoquer la vie intense et variée du diplomate Neruda. J’ai tenté de dresser un bref aperçu de sa vie pleine d’anecdotes et de faits extravagants en souhaitant donner l’image la plus claire et la mieux illustrée de cette facette particulière du prix Nobel de littérature de 1971. J’espère avoir réussi.
Par Felipe du Monceau de Bergendal
ambassadeur du Chili
C’est en ce jour du 12 juillet 2004 que nous fêtons les 100 ans de la naissance de Pablo Neruda. Cet événement m’incite à écrire pour évoquer la facette de diplomate de notre poète national. Expérience très enrichissante et fascinante pour moi, d’autant que durant ma longue carrière de fonctionnaire au ministère...